Depuis un bout de temps déjà, les Black Market Sessions sévissent à droite à gauche dans les bars du centre et divers lieux publics toulousains. Vous avez déjà peut-être croisé, à l’occasion d’une soirée, des membres de ce quatuor – Pierre Bardoux, Jean-Bernard Bassach, Serge Becquet et François « Cisco » Berchenko – qui opèrent en général en duo et nous régalent avec un son vinylique très caractéristique, fait de pépites soul, jazz et reggae, de musique béninoise et autres raretés africaines glanées ici et là dans les souks de France ou de Navarre. Pour Versatile Mag, Jean-Bernard et Cisco nous reçoivent dans leur studio son. Tandis que Fairuz, Adiss Harmandian, Aphex Twin ou les Specials passent sur la platine, ils nous parlent d’une démarche exigeante, initiée déjà depuis de longues années. Rencontre dans la vallée radiophonique, entre la table de mixage et une montagne de vinyles.

On a pu vous voir sur Toulouse récemment à la fois en tant que DJ dans des bars du centre et aussi à Cabanis dans le cadre d’animations thématiques. Pourrais-tu nous présenter plus précisément ce qu’est Black Market et l’étendue de vos activités ?

Jean-Bernard Bassach – Nous sommes une association loi 1901 qui s’appelle Aljama, un terme méditerranéen qui signifie « carrefour » ou « croisement ». Aljama (1) est aussi un label de musique indépendante qui travaille avec des musiciens amateurs et professionnels. Les sessions d’enregistrement se font dans des studios différents, qui varient selon les rencontres et les nécessités spécifiques à chaque projet. Si on parle de musique indépendante, c’est à la fois au niveau artistique où nous privilégions une certaine esthétique, une certaine couleur musicale, mais c’est aussi lié à un discours qui est plus d’ordre politique. A l’origine de chaque projet, il y a une thématique forte, bien marquée.

Comment se font les rencontres qui président à ces différents projets ?

JBB – Venant du milieu indépendant, cela signifie que nous venons aussi du milieu des radios indépendantes. Le réseau des radios associatives toulousaines est aussi important que celui des disquaires, voire plus si l’on considère le nombre de personnes qu’elles peuvent toucher. Ces radios sont des sortes de centres névralgiques par lesquels passent énormément de gens. La plupart des membres du collectif Aljama ont oeuvré dans ce milieu depuis le début ou la moitié des années 90 pour diffuser un certain style de musique. Beaucoup de liens et de rencontres se sont noués dans ce cadre-là.

Vous diffusez d’ailleurs une émission sur Radio Campus…

JBB – L’émission Marché noir est à l’origine une émission musicale lancée en 1996. Serge [Becquet] et Pierre [Bardoux] l’ont prise en main et l’animent en direct depuis maintenant environ un an. Cette émission sert à faire la promotion de notre travail et à diffuser des informations relatives à l’association. Elle nous permet aussi de passer la musique qu’on affectionne. Mais le coeur de notre activité est la production et l’édition, c’est-à-dire rassembler différentes personnalités autour d’un projet studio, l’enregistrer puis éditer l’objet sonore.

Récemment vous avez aussi organisé et animé une série d’écoutes commentées sur le réseau des médiathèques et des bibliothèques de lecture publique. Est-ce que ces animations constituent une part importante de vos activités ?

JBB – On fait ça depuis à peu près un an. Ça a commencé dans le cadre d’un festival toulousain un peu particulier, le festival Hors-lits (2), une sorte de festival itinérant qui avait lieu à la fois dans des locaux associatifs et des appartements. Avant ça, j’avais déjà une expérience de formateur pour le compte du CNFPT [Centre National de la Fonction Publique Territoriale, ndlr], pour lequel j’avais organisé une animation pédagogique autour de la musique jamaïcaine.

Dans le cadre des médiathèques, comment se fait le choix de vos thématiques ?

JBB – Le plus souvent, on nous fait des propositions. Pour la médiathèque Cabanis (3), les choix du reggae et de la musique caribéenne sont évidemment liés à la thématique du festival Rio Loco 2013. Ce sont le pôle des musiques actuelles et Hervé Bordier de Rio Loco qui nous ont proposé de faire quelque chose à Cabanis. Un super geste de leur part qui nous a permis de faire deux dates : une animation consacrée à la soul et une plus axée sur la musique jamaïcaine, couvrant la période qui va de 1960 à nos jours.

La musique jamaïcaine a une importance toute particulière dans votre projet mais, de manière plus générale, quels sont les styles musicaux que vous privilégiez ?

JBB – Les musiques afro-caribéennes et afro-américaines des années 60 et 70. Souvent le jazz, soul, funk, etc. Ce sont les courants dont on se revendique. Des courants qui sont liés aussi aux luttes pour les droits civiques aux USA, aux mouvements d’émancipation, aux mouvements révolutionnaires et à la décolonisation. Des courants modernes dans le sens où ils sont électriques, empreints d’influences occidentales mais aussi africaines. La notion de diaspora est primordiale, que ce soit à travers les Etats-Unis, les Caraïbes ou l’Amérique du Sud ou même, pour certains d’entre nous, dans notre propre parcours de vie. Ce sont les musiques qu’on diffuse le plus. Dans ce terreau de musiques actuelles il y a aussi le hip-hop et certaines musiques électroniques (4). Le concept d’Atlantique noir de Paul Gilroy est sous-jacent à toute cette approche. Gilroy est l’auteur de L’Atlantique noir : Modernité et double concience, un livre plutôt scientifique et sociologique qui est en phase avec nos motivations. On n’a pas la prétention de se substituer au savoir universitaire mais on a un vrai savoir populaire à transmettre. On est les seuls à le proposer. Il est fait de notre vécu, des références qui nous unissent, la musique jamaïcaine notamment mais pas seulement. Par exemple, je fais aussi des écoutes commentées sur la musique contemporaine…

Quels sont vos prochains projets d’édition ?

JBB – Nous avons en ce moment deux projets d’enregistrement studio pour deux sorties de disques. Le premier est un hommage au Chevalier Saint Georges : Joan Sobrovals Tribute to Chevalier Saint Georges. Le second est un travail autour de l’oeuvre de l’écrivain chilien Roberto Bolaño.

 François Berchenko – Il y a aussi la sortie d’un 45 tours : Black Woman. Une collaboration issue d’une rencontre avec des musiciens toulousains. Mais le projet sur Chevalier Saint Georges est déjà bien avancé et devrait être le premier à voir le jour. Il ne nous reste plus qu’à faire les dépôts à la SACEM et puis envoyer à la fabrication.

JBB – Tout est fait par les membres du collectif et ça comprend aussi l’écriture de textes, de livrets, et le graphisme. Il faut dire qu’on a la chance d’être entourés de collaborateurs qui n’hésitent pas à soutenir nos projets. Rénaldo Gournier par exemple, qui s’est beaucoup investi pour réaliser un film sur notre association (5). Il y a un vrai esprit de groupe, une vraie émulation qui permet de mener à bien des projets conséquents. La création artistique nous tient à coeur, c’est évidemment très important, comme le fait d’être indépendants, mais il y a aussi dans notre démarche une dimension pédagogique et politique. Enfin, il y a un aspect mémoriel, un réel travail de mémoire. C’est le cas avec l’histoire de Chevalier Saint Georges, qui a vécu au XVIIIe siècle et qui était un compositeur et un musicien français des Antilles.

FB – Nous avons avant ça sorti un coffret relatif à la guerre civile en Espagne. Ce projet est celui où on a poussé le plus loin la recherche sur des fonds historiques. Le coffret (6) contient un livret avec un article d’Anne Mathieu, journaliste au Monde Diplomatique et pour la revue Manière de voir

JBB – L’édition est bilingue. Textes en français et en espagnol. Sept artistes français et sept artistes espagnols ont participé au projet. Le disque comprend en tout 22 créations musicales.

FB – Ces créations font le lien entre cette période et les musiques d’aujourd’hui, entre la musique acoustique et la musique électronique.

JBB – Nos deux prochains disques seront réalisés dans le même esprit et seront donc consacrés au Chevalier Saint Georges et à Bolaño. On laissera peut-être de côté le format CD pour aller plutôt vers le vinyle d’une part, et le virtuel de l’autre, en essayant d’exploiter ce que permet le Net.

(1) http://aljamadiscs1.free.fr/

(2) Le concept du festival Hors-lits est celui d’un parcours guidé dans la ville, durant lequel les participants visitent plusieurs lieux de vie, habités chacun par un acte artistique de courte durée. http://www.horslits.com/

(3) La médiathèque José Cabanis est située à Toulouse dans le quartier Marengo. C’est une médiathèque classée BMVR (Bibliothèque Municipale à Vocation Régionale).

(4) Des Black Market Sessions ont lieu régulièrement au Champagne près de la rue Saint-Rome, au Txus à Arnaud-Bernard ou encore à la Loupiote à Saint-Cyprien.

(5) Un extrait de ce film a été mis en ligne en bas de page. Merci encore une fois à Rénaldo.

(6) Le disque s’intitule Mirada : Regard sur la guerre civile d’Espagne et a été édité en 2008. http://lamirada.eu/

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