LOIN-DU-PARADIS_12

Avez-vous déjà aimé ? Aimer si intensément que sans l’autre il n’y a plus rien et que l’air se fait insipide. Sans l’autre, le vermeil semble terne et l’azur se transforme en soufre. La citadelle ne s’éclaire plus, le phare sombre à la dérive. Les idéaux aussi. Ils s’affaissent dans cette mer encre qui s’étouffe de son indignation. Sans l’autre, il n’y a plus gloire, ni ivresse. Ni vertige. L’oxygène paraît indigeste et l’automne vire au gris. C’était voué à l’échec depuis le début. Ils n’étaient pas du même monde, ne pouvaient décemment pas s’attacher l’un à l’autre. Leur rencontre avait été un hasard, le temps de l’innocence et de la simplicité, le temps qui ne serait pas souillé par leur différence. Un regard complice échangé, des chuchotements, un rire étouffé, un foulard qui s’envole, un tableau d’art moderne. Un lien qui paraissait alors pouvoir échapper à toute tentative pour le briser. Tout cela exposé, rien ne devait arriver. Cela vous semble concret ? Pourtant rien ne l’est.

Présenté en compétition lors de la 59éme Mostra de Venise, Loin du paradis marque les retrouvailles du réalisateur Todd Haynes avec l’actrice Julianne Moore, sept ans après l’angoissant Safe. L’intrigue nous plonge dans l’Amérique provinciale des années 1950 où nous suivrons le quotidien d’une famille bourgeoise. Cathy et Frank ainsi que leurs deux merveilleux enfants. Les premiers plans sont déroutants tant la beauté y apparaît en excès : belle maison, belle voiture, belle coiffure, beaux habits, beaux meubles, beau jardin, couple modèle, enfants modèles. Mais ce cadre si idéal ne serait-il pas aussi fragile qu’un décor de cinéma ? Les murs paraissent solides mais ce n’est que du carton pâte. Et la perfection à outrance s’efface au profit d’un sombre décor aux couleurs froides et inquiétantes. Frank est arrêté pour conduite en état d’ivresse et même s’il affirme que tout cela n’est une absurde erreur, la première faille s’ouvre sous ce tableau idyllique qui semble déjà perdre de son éclat. Et lorsque Cathy surprend son mari embrassant un autre homme, tout bascule. Une seule chose compte désormais pour cette mère au foyer, sauver les apparences pour empêcher sa famille de s’effriter. Mais tout se complique lors de l’arrivée du nouveau jardinier afro-américain. Comment mentir aux autres lorsqu’on ne sait plus soi-même où se situe la frontière entre raison et sentiments ?

Un travelling derrière les arbres, des notes de violon, un titre en police rétro. Dès le premier plan, Loin du paradis s’inscrit dans le genre des films mélodramatiques des années 50. Ce choix est assumé et revendiqué par le réalisateur qui usera de nombreuses références, en particulier aux œuvres du cinéaste Douglas Sirk. On y retrouve une trame narrative qui fait écho à celle de Tout ce que le ciel permet, une musique intense et tragique, des costumes d’époques réalistes et une photographie très léchée aux couleurs prononcées, frôlant le baroque. La version restaurée apportera d’ailleurs une matière quasi picturale à l’image d’Edward Lachman, sublimant l’esthétisme du long-métrage. Mais ce retour au mélodrame n’est pas qu’un simple hommage ou qu’une pâle copie. En effet, les sujets abordés apporteront un enrichissement au genre, lui permettant même de s’élever.

Les thématiques principales sont l’homosexualité et le racisme. Deux éléments tabous à l’époque et prohibés des pellicules. Si Sirk y faisait quelques évocations dans ses films de manières subtiles pour échapper à la censure du code Hays, Haynes les aborde ici de manière frontale questionnant la morale et la vertu des mœurs. Questionnements qui résonnent encore aujourd’hui. Peut-on s’aimer malgré une couleur de peau différente ? Peut-on s’aimer si nous sommes du même sexe ? Peut-on s’aimer alors que les autres nous jugent ? Peut-on s’aimer même si cela paraît impur et obscène aux yeux d’une société intolérante ? Peut-on s’aimer tout simplement ? Loin du paradis nous offre un privilège délicieux, celui de voir des personnages de mélo des années 50 confrontés à ce genre de situations, impensables pour l’époque et donc inexistantes à l’écran. Et le constat est flagrant : les tabous d’autrefois sont hélas encore présents aujourd’hui. Récemment  La vie D’Adèle  s’est vu retiré son visa d’exploitation tandis que les affiches du long-métrage L’inconnu du Lac  ont été retiré de la ville de Versailles. La censure n’a pas disparu, elle est toujours là, prête à dissimuler ce qui dérange, prête à éventrer la liberté.

Au début du long-métrage, La fille de Cathy lui demande « Quand tu étais petite tu me ressemblais ? Ça veut dire que quand je serais grande, je te ressemblerais ? » et ces quelques mots nous mettent fatalement en garde sur la reproduction des inégalités qui peuvent alors s’ancrer dans un schéma circulaire où toute possibilité d’évolution et de tolérance serait proscrite. Loin du paradis fait partie de ces films, ceux n’appartenant à aucune époque mais transmettant des émotions universelles, nous faisant comprendre que les vrais dilemmes sont intemporels. Nous sommes transportés par les exaltations et les combats affectifs que les beaux personnages véhiculent. Les apparences fondent et ne reste que l’envie de vivre, l’envie de liberté et une envie furieuse d’aimer.

Note: ★★★★☆

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