Entre 2012 et 2015, Lemine Ould M. Salem et François Margolin (d’abord accompagnés d’Abderrahmane Sissako, qui préféra par la suite réaliser son film Timbuktu à partir de leur travail) se sont rendus en Mauritanie, au Mali, en Syrie et dans d’autres régions du moyen-Orient. Les images qu’ils ont rapportées, uniques en leur genre, ont entraîné de nombreuses protestations de la part des médias français. Il faut dire que Salafistes est un film déroutant. Presque rien n’y sera épargné au spectateur: exécutions groupées, décapitations, amputations. Mais ce qui lui a valu une telle polémique et une interdiction aux moins de 18 ans, n’est pas tant les meurtres que la nouveauté glaçante de ces images.

Le film commence par montrer l’oppression que subissent les populations. Il s’étend longuement sur les tribunaux qui jugent un homme ayant bu une canette de Bavaria, un autre pour avoir volé quelques pièces, ce qui peut facilement entraîner une amputation ou pire. Ailleurs il suit les milices armées d’AK-47 parcourant les rues de Tombouctou et de Gao, occupées à vérifier la tenue des femmes, signalant la moindre incartade au moyen de talkies-walkies, patrouillant même de nuit. Les moindres aspects de l’existence s’y fondent sur une règle unique et immuable, froidement appliquée, à tel point que l’homme amputé est ensuite pris en charge médicalement par les autorités, car c’est de justice qu’il s’agit. Ces société traditionalistes ont parfois d’étranges points communs avec les nôtres. On verra des « bloggers » poster des articles expliquant les dix moyens de ne pas regarder les femmes dans la rue, conseiller les meilleurs habits à porter pour la lutte armée, relayer des vidéos d’attentats à la voiture piégée. Les réalisateurs ont même pu rencontrer certains théoriciens de ces États, assez éloignés de leur représentation habituelle, dont les discours construits et renseignés laissent deviner la séduction qu’ils exercent chez eux et au delà des frontières. Tout au long du film, on les entendra commenter les actions de Daesh, et celles de l’Occident, vanter la supériorité de leur système sur tous les autres.

Il a été reproché aux réalisateurs de n’avoir pas clarifié le statut des hommes interviewés, venus pourtant de courants ou de pays divers, statuts qui ont pu évoluer (l’un d’eux, Omar Ould Hamaha, aurait été tué par l’armée française, en 2014). A la longue, le choix de laisser parler les images génère un flou effrayant et peut-être excessif, qui enlève une certaine transparence au documentaire. C’est que le but n’est pas de faire un film classique. En refusant un certain manichéisme, les auteurs du film veulent aboutir à un document réaliste. Ils refusent le repli derrière des discours rassurants, nous sortent de notre zone de confort. L’alternance entre toute cette horreur montrée sans fard et la tranquille assurance des combattants et théoriciens face à la caméra finit par provoquer un malaise insoutenable. Comment accuser les réalisateurs de faire le jeu de Daesh, s’ils contribuent à montrer toutes les facettes de l’horreur?

En juxtaposant ces interviews et des vidéos de propagande générées par l’Etat islamique (attentats suicides, décapitations), ils cherchent à donner un sentiment complet d’immersion, non pas seulement dans une région du monde, mais aussi dans une mentalité dont ils ne dissimulent ou ne travestissent aucun rouage. Si ces hommes venus d’un peu partout, déterminés, souriants, calmes, parfois sympathiques, sont séduits par le salafisme djihadiste, c’est parce qu’ils y voient la réponse à une forme de terrorisme bien plus meurtrière : la nôtre. Ils rappellent la terreur que font régner les Etats-Unis depuis plusieurs décennies dans leur région, ces attaques aériennes contre lesquelles ils ne peuvent lutter. Comment leur reprocher, demandent-ils, de riposter avec les moyens à leur disposition? On remarque que Daesh n’est pas un mauvais élève de l’occident en termes de communication. Là non plus, les réalisateurs ne tranchent pas, laissent parler. Ils vont jusqu’à montrer la déclaration de James Foley, ce journaliste américain décapité en 2014, dont les derniers mots furent pour accuser les Etats-Unis d’être directement responsables de sa mort. Ainsi on nous montre tous les aspects de cette mouvance, sans y joindre une grille de lecture, trop susceptible de diluer le propos.

Salafistes est un film important, qui donne à voir des pans de réalité dans une région isolée, dont tout le monde parle mais que chacun ignore, qui ose rendre palpable la séduction que peuvent exercer les discours de Daesh, qui montre les massacres sans détour. L’horreur dont quelques vidéos brouillées ne peuvent donner qu’une idée imprécise…

Les dernières minutes apportent toutefois une note d’espoir et de résistance qui libère le spectateur d’un poids presque insoutenable et conclue intelligemment ce film courageux.

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