Le film touche à sa fin. Deux jeunes mariés se tiennent immobiles devant l’objectif du photographe. Bientôt cet instant sera gelé pour toujours. Qu’est-ce que prendre la pose sinon feindre d’échapper au cours du temps? L’image inaltérable du jeune couple heureux trouvera bientôt sa place dans l’album de famille, mais le cycle des saisons se poursuivra inexorablement. C’est ce que semble nous dire cette séquence de Fin d’automne. 

C’est l’un des derniers films d’Ozu. Réalisé onze ans après Printemps tardif, son intrigue en reprend les éléments principaux : une jeune fille retarde sans cesse son mariage par refus d’abandonner un parent veuf, mais s’oppose également, par conservatisme, au mariage de celui-ci. Si Printemps tardif est désespéré voire tragique, Fin d’automne en revanche est d’un registre comique et se joue sur un mode plus léger, plus apaisé. Trois hommes, Mamiya, Taguchi et Hirayama, se rendent à la cérémonie d’hommage à leur ami commun disparu. Là, ils retrouvent sa veuve, Madame Miwa, et sa fille, Ayako.

Cette dernière est en âge de se marier mais s’y refuse car elle rechigne à l’idée de laisser sa mère. Qu’à cela ne tienne, les trois compères se mettent en tête de trouver un prétendant à Ayako, mais aussi à sa mère, dont ils s’accordent à dire qu’elle possède encore les charmes de sa jeunesse. A ce prix-là seulement, Ayako acceptera peut-être de quitter le foyer parental. Setsuko Hara, qui jouait la jeune fille dans Printemps tardif, incarne ici la veuve : manière d’assurer la continuité entre les deux films, et façon pour Ozu de construire son œuvre comme une Comédie humaine où les personnages reviendraient à différents âges de la vie. 

Mais s’il y a un autre film auquel ce Fin d’automne fait irrémédiablement penser, c’est Conte d’automne d’Eric Rohmer.

Rohmer connaissait-il l’œuvre d’Ozu et l’aimait-il ? Peu importe, car quoi d’étonnant au fond à ce que deux grands cinéastes, à trente-huit ans d’écart et à deux points du globe aient porté leur attention sur les mêmes sujets ? Dans Conte d’automne, Marie Rivière fomente un plan afin de trouver un nouveau compagnon à sa meilleure amie, veuve esseulée interprétée par Béatrice Romand, et alors même que celle-ci va être quittée par ses enfants en âge de convoler. Au-delà des titres très proches, la ressemblance entre les deux intrigues est frappante. Egalement, les deux films montrent les interactions entre la génération des parents et celle des enfants. Notons que Rohmer aussi avait l’habitude de faire jouer les mêmes actrices, telles les deux interprètes de Conte d’automne découvertes chez lui (très) jeunes filles, revenant de façon récurrente dans toute sa filmographie avec des rôles d’importance variable, et devenues ici cinquantenaires, à la manière de personnages qui feraient leur retour, passant variablement à différents plans d’un seul même et grand récit formé par l’œuvre toute entière.

Les personnages de Setsuko Hara et de Béatrice Romand réagissent de façons comparables, ignorant que des entremetteurs agissent en leur faveur. Elles sont d’ailleurs toutes deux plutôt victimes qu’honorées par ces machinations. Mais si les stratagèmes échouent pathétiquement dans Fin d’automne, ils sont couronnés de succès chez Rohmer. Pourquoi ? Peut-être à cause de l’amateurisme des compères du premier, alors que dans le second, Marie Rivière, après avoir trouvé un nouveau compagnon possible, Gérard (Didier Sandre) pour son amie via petite annonce, s’investit, c’est le cas de le dire, corps et âmes. Elle va jusqu’à se faire passer pour la prétendante auprès de Gérard, se livrant ainsi à une sorte de répétition théâtrale. Or, ce faisant, elle se laisse elle-même quelque peu dépasser par la manœuvre : alors qu’elle est mariée et heureuse en ménage, elle aurait bien aimé rejouer une nouvelle partition avec ce Gérard. Dans la scène de bal de la fin, au tout dernier plan, Rohmer s’attarde sur le sourire mélancolique de l’actrice dansant dans les bras de son mari, le regard perdu en direction du temps passé.

De façon comparable mais autrement plus maladroite, en tentant d’embarquer la veuve Miwa dans une nouvelle romance, les trois compagnons de Fin d’automne, tous entrés dans le dernier acte de leur vie, cherchent en quelque sorte à vivre une histoire d’amour comme par procuration, à ressentir de nouveau le frisson de la séduction mais sans aller jusqu’à se mouiller – à s’investir – dans leur plan. Ils restent en retrait, seulement metteurs en scène. Dans Conte d’automne, Marie Rivière non seulement met en scène mais en plus elle donne de sa personne, jusqu’à se faire passer pour et à s’identifier un peu plus qu’elle n’avait prévu au rôle qu’elle joue. A moins qu’elle n’ait désiré cette identification, avide elle aussi d’un nouveau frisson.

Avec leur films respectifs, Ozu et Rohmer nous montrent des personnages arrivés à l’automne de la vie, soumis au roulement des générations, au départ des enfants et à l’improbabilité de nouvelles histoires d’amour. Chez le cinéaste japonais, le sentiment de l’écoulement du temps est donné à éprouver de manière unique. Est-ce par sa manière de filmer en plan fixe des lieux vidés de présence humaine, de s’attarder sur des objets, des plantes, des paysages ? Chez lui, les êtres et les choses, les uns dans leur agitation, les autres dans leur fixité (voire leur immuabilité) sont envisagés selon la même mise en scène, et peut-être est-ce de cette manière qu’il arrive de manière si caractéristique à faire sentir de façon déchirante l’inexorable fuite des jours.

S’il y a une promesse de recommencement chez Rohmer, la veuve Miwa dans Fin d’automne dit ne pas se voir « escalader de nouveau la montagne depuis la base » et décline la proposition d’un nouveau mariage. Il y a de la résignation chez Ozu, ou de l’acceptation, c’est selon. Sur le mode tragique, Printemps tardif s’achevait sur le plan du vieux veuf esseulé, venant de marier sa fille, pelant une pomme dont il laissait tomber la peau au sol, figurant dans ce plan très fort le poids de la fatalité. Peut-être qu’avec dix ans d’écart, Ozu a voulu donner avec Fin d’automne une vision plus apaisée, voulant montrer dans le renoncement une forme de sagesse. Cette sagesse, elle est présente aussi chez Rohmer, par la façon dont le personnage de Marie Rivière, dans ce dernier regard si mystérieux, semble indiquer à la fois le regret et l’acceptation, alors que les paroles de la chanson du bal évoquent le renouvellement des saisons. 

Chacun à leur manière et dans des nuances différentes, le film d’Ozu et celui de Rohmer s’interrogent sur le vieillissement, le nombre de tours de piste offerts par la vie, le moment qui vient un jour de faire place à la jeunesse. Interrogation amplifiée par leur place dans chacune des deux filmographies: le japonais réalisera encore deux films, et le français trois, tous des adaptations historiques, comme dans un renoncement à peindre l’époque, une résignation à n’être plus de son temps. Deux grands films au goût de « jamais plus ».

Fin d’automne, reprise en salles le 30 avril en version restaurée

Note: ★★★★★

Conte d’automne, disponible en dvd dans le coffret « Intégrale Rohmer » (Potemkine)

Note: ★★★★★

AFF FIN D'AUTOMNE

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