La plus célèbre formation pop néerlandaise en activité, les Nits, fête cette année ses 40 ans de carrière avec une tournée rétrospective et la sortie d’un coffret magnifique au titre malicieux comme un point d’interrogation. Cette endurance exceptionnelle, souvent loin des projecteurs, parsemée d’albums (22 au total) et de centaines de concerts donnés au quatre coins du continent est l’occasion d’un coup de rétro sur l’« oeuvre ». Il faut dire que ce genre d’exercice ne fait pas vraiment partie des habitudes de la maison Nits : le groupe fondé en 1974 par Henk Hofsetde (chanteur et compositeur) et Rob Kloet (plasticien des fûts plus que batteur) n’a jamais cessé, au gré des ses multiples incarnations et périodes (monochrome, polychrome, bleue ouatée jazzy, nature morte) d’avancer, de défricher et d’enrichir sa palette. Tout en parvenant presque continuellement, à ré-enchanter sa musique et ce, jusqu’au dernier album en date, le chiadé Malpensa (2012).

Étudiants des Beaux-Arts à Amsterdam au début des années 70, les Nits bifurquent rapidement vers la musique, influencés à leur début par les Kinks et les Beatles pour l’attrait de la mélodie pop limpide, mais rapidement, ils s’orientent vers une approche très personnelle, « picturale« , où l’influence anglo-saxonne passera progressivement à l’arrière-plan. On retrouvera encore des petites touches de Costello ou d’XTC dans la première partie des années 80 qui les voit cerner leur style, mais bien d’autres choses que la New Wave naissante deviendront les ingrédients de leur singulière alchimie : un toucher subtil et le souci du détail propres aux grands maîtres de la peinture Flamande, le Krautrock, la musique concrète, un sens rare et cinématographique de la gestion de l’espace et du temps.

A l’écoute de leur trois premiers disques aux pochettes à la monochromie minimaliste (Tent (79), New Flat et Work), sorte de synth-pop anguleuse mêlant la raideur de Wire, l’humour de Devo et moult fantaisies déjà bien Nitséennes, on évalue la distance qui les sépare encore de leur production ultérieure. Certains fanatiques placent au-dessus de tout le reste cette première trilogie post punk aussi biscornue que méconnue. Des titres tranchants tels que New Flat ou Empty Room présents sur le premier CD du coffret apportent un certain crédit à ce point de vue et dévoilent une facette des Nits imprégnée d’une radicalité jouissive.

A partir de Omsk (83) et de l’arrivée du clavier Robert Jan Stips, véritable sorcier des sons, la musique des Nits prend une tournure plus chatoyante qui culmine avec Urk en 89 (leur plus gros succès), majestueux double live fleuve qui conclut cette seconde période d’où sont nées leurs chansons les plus célèbres : In The Dutch Mountains, Nescio, The Dream, The Train ou encore la valse étourdissante d’ Adieu, Sweet Bahnhof . Cœur de leur œuvre, cette série de chansons hors du temps, aussi entêtantes qu’originales, fournit aujourd’hui encore la matrice des concerts où elles sont attendues comme le Messie. Elles s’alignent fièrement comme des petites perles nacrées sur le deuxième CD. Mais le meilleur ou, du moins, l’aboutissement esthétique reste à venir.

Au début des années 90, ils atteignent les sommets avec deux albums consécutifs : Giant, Normal and Dwarf et Ting (92, piano et percussions exclusivement) où leur artisanat miniaturiste, plus inspiré que jamais les entraîne sur les rivages d’une pop s’affranchissant des codes en vigueur, les leurs y compris et ce avec une maîtrise inédite. Résultat : musique de chambre barrée, univers à la Lewis Carroll détourné en mini fables vaguement psychédéliques, pièces contemporaines recadrées en chansons pop, exploitation savante des interstices et du silence… C’est l’état de grâce. Ces deux disques virtuoses, tant dans l’exécution retenue (lorsque la soustraction devient une force de propulsion), que par la qualité des chansons signent un savoir-faire éblouissant qui ne les quittera plus.

Pourtant, la pêche devient moins miraculeuse et au milieu des années 90. Robert Jan Stips quitte le navire après un album plus conventionnel (Da Da Da, 94). Deux musiciennes (clavier et contrebasse) sont recrutées en 98 pour deux albums aux demi-teintes infectieuses, Alankomaat (98)et Wool (2000). Avec ces deux disques en apesanteur, bourrés d’idées, mais passés quasiment inaperçus, les Nits entrent dans le XXIème siècle discrètement, gagnant en épaisseur ce qu’ils laissent en excentricité. L’orientalisante Crime & Punishement ou Walking with Maria ressemblent fort aux chansons que Léonard Cohen (objet d’une admiration obsessive de Henk) n’a pas su enregistrer depuis une vingtaine d’années.

nits ?

Depuis 2004 et le retour de Stips, les Nits ont enregistré et tourné sans cesse, produisant cinq bons albums (bien qu’inégaux), dont un vrai chef-d’œuvre, Les Nuits (2005). Leur son actuel, léché, qui entremêle instruments acoustiques et textures électroniques rend compte après toutes ces années d’une insatiable curiosité. Leur musique récente fait parfois penser à ce que serait de la World Music européenne, forgée par les représentations fantasmées d’un combo issu d’un autre continent : folklore ethnique bigarré d’Europe centrale, morceaux valsés à la Viennoise ou parés d’une fanfare des Balkans, s’aventurant à l’occasion vers des contrées plus méditerranéennes. Et comme toujours des clins d’œil aux Fab Fours. Une sélection futée de la dernière période se trouve sur le troisième CD du coffret.

Portés par sa voix grave et ambrée, les textes de Henk Hofstede sont pétris de la poésie des lieux et des objets, contiennent des références à l’art contemporain et nous invitent à des déambulations nostalgiques. Ces rêvasseries, volontiers pluvieuses, sont emplies de souvenirs d’enfance, de regrets nimbés de fantômes familiaux. Genève, Helsinki, Barcelone, Paris et bien sûr Amsterdam réapparaissent périodiquement dans les chansons des Nits, terrains d’observations inattendues, d’anecdotes poignantes ou surréalistes. Mais chez les Nits, la mélancolie n’empêche pas une fantaisie vivifiante de l’emporter, à l’image de la bonne humeur contagieuse qu’ils déploient lors des concerts.

Les Nits éclatent parfois leur bulle pour évoquer sur une touche impressionniste, un sujet d’actualité ou historique, comme la guerre civile Espagnole, la déforestation (la superbe With used furniture, we make a tree) ou encore la mort de jeunes soldats hollandais en Afghanistan.

Leurs présentations visuelles (les pochettes et la scénographie) contribuent largement au façonnement d’un univers raffiné, où les ingrédients (éclairage, décors, projections vidéo faites maison et renouvelées à chaque tournée) se mettent en valeur mutuellement. Ainsi, le quatrième disque du coffret est un DVD qui regroupe tous les clips réalisés par le groupe lui-même : poésie, absurde et humour à la Tati garantis.

Aujourd’hui, recentré sur un trio historique de sexagénaires classieux, les Nits demeurent une attraction scénique hors-pair et un groupe au culte jamais démenti. Leur musique ne possède pas les marqueurs de séduction courants dans la pop/rock indé : rage, tension, fureur, frustration, hédonisme, etc. Mais pour peu qu’on veuille les suivre, on découvrira un univers singulier, modelé d’autres valeurs existentielles non moins vitales.

Le plus européen et éclectique des groupes pop était de passage ce 21 Mai au Café de la Danse. Le public, après l’ovation, lui a entonné un « Happy Birthday » de gratitude juste avant le second rappel, Home Before Dark, poignant, sans micro, que nos bataves ont exécuté, assis sur le bord de la scène. Hommage ému et sincère en direction d’un « Life Changing Band », comme on dit. Et il n’y en a pas tant que ça.

Coffret Nits – ? 3 CD + 1 DVD (Legacy Recordings), disponible

Note: ★★★★★

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