Trente ans après sa sortie, Paris, Texas connaît une nouvelle vie dans les salles. Le film de Wenders constitue sans doute avec Les Ailes du désir, la pièce la plus connue – et la plus aimée – de sa filmographie. Les images de Natassja Kinski en pull angora et la musique de Ry Cooder ont durablement imprégné les mémoires.

Reprise nostalgique d’un film lui-même nostalgique, où le cinéphile ira se glisser avec délectation. Grand film sentimental dont il y a fort à parier que le poids des ans ne lui aura rien enlevé, qu’il lui aura même apporté une patine mélancolique supplémentaire. Pour ressusciter les souvenirs d’un film portant sur le souvenir.

Paris, Texas lui-même se souvient de tout un pan du cinéma américain, réinvestit ses espaces, le revisite, pour au final en faire le deuil.

Avec Herzog, Fassbinder, Werner Schroeter, Wim Wenders est une figure de proue du nouveau cinéma allemand émergeant dans les années 70. Ces cinéastes tournent aussitôt leur regard vers des horizons lointains. Herzog a très peu filmé l’Allemagne contemporaine, préférant la Crête ou les forêts amazoniennes. Fassbinder va chercher dans le mélodrame de Douglas Sirk les solutions esthétiques pour peindre son pays après le nazisme. Herzog l’a dit à de nombreuses reprises : les nouveaux cinéastes allemands n’avaient pas de pères. Seulement des grands-pères : Lang, Murnau, eux-mêmes des exilés. Entre ces deux générations, le trou béant laissé par la barbarie, un héritage impossible à porter.

Dès lors, les jeunes réalisateurs vont dresser des ponts vers un ailleurs cinématographique, qu’il soit temporel (Herzog retourne au muet et revisite Nosferatu) ou géographique (l’Amérique, donc, pour Wenders et Fassbinder).

Le genre qui hante le cinéma de Wenders, c’est le western et ses grands espaces. Et ceci dès Alice dans les villes, road-movie qui démarre à l’aéroport JFK, et qui s’il se poursuit en Allemagne, maintient tout du long un parfum américanophile. Dans cette quatrième réalisation, le héros apprend la mort de John Ford dans le journal. Façon pour Wenders de rendre hommage à l’un de ses pères spirituels, tout comme d’attester la conscience de son appartenance au passé.

Travis, fatigué, crasseux, ne parlant plus, erre dans le désert texan. Ce paysage est déserté par le cinéma lui-même : quelles histoires y prennent cadre sinon les éternelles scènes alors vues et revues de duels, de poursuite de diligence, d’attaques d’Indiens, déjà servies à toutes les sauces par Peckimpah ou Sergio Leone… La conquête de l’Ouest est bien loin. Cette zone est devenue celle de l’inaction, des outlaws, des marginaux et des bannis. Après le temps de l’aventure et des tueries, donc, seule reste une place pour la solitude, pour les drames intimes.

Le film ne peut démarrer que quand le frère de Travis vient l’extraire de cet espace pour le ramener vers Los Angeles, la ville, la civilisation, un lieu sur-investi par les images.

Travis a eu un enfant avec Jane, une femme plus jeune que lui, puis l’a quittée, pour disparaître pendant quatre ans. Son frère Walt a élevé son fils, Hunter, avec sa femme, Anne. Accompagné de Hunter, Travis prend la route pour retrouver Jane. Il découvre qu’elle travaille dans un peep-show.

Paris, Texas est empli de béances, de vides et de frontières qu’il faut combler, abolir. Tentatives qui se soldent par des semi-échecs. La béance, c’est tout d’abord les quatre mystérieuses années d’errance de Travis, dont rien n’est montré. Il y a asymétrie de regard, car le héros sait tout des siens, mais eux ne savent rien. La maison du frère et de sa femme est bien sûr un lieu où s’empilent les souvenirs, les marques du temps qui passe. Ils détiennent d’ailleurs un film de famille en Super 8 qu’ils s’empressent de montrer à Travis, comme pour renouer le lien entre lui et eux, constater ensemble l’existence d’un passé commun après ces années de vide. Travis, lui, reste un écran noir. La chambre de son fils est décorée de motifs en référence à Star Wars, nouvelle saga, nouvelles images pour la jeunesse ayant relégué l’ancien western aux oubliettes.

Quand il va retrouver Jane au peep-show, scène emblématique, il la voit à travers la glace teintée, mais lui reste maintenu dans un champ opaque.

Les retrouvailles s’enchaînent, mais le film maintient jusqu’au bout un goût d’occasions manquées, de promesses non réalisées. Travis reprendra la route seul, mais non sans avoir auparavant permis les retrouvailles entre le fils et la mère. Une fois son rôle accompli, le banni peut s’en retourner à sa solitude tel John Wayne à la fin de La Prisonnière du désert, en éternel agent réparateur dont la fonction est inséparable du statut de marginal.

Par sa sensibilité et sa tonalité humaniste, Paris, Texas reste après toutes ces années, un grand moment de cinéma, à redécouvrir idéalement en fin de soirée dans une petite salle, avec quelques spectateurs, comme entre soi. Wenders a réalisé le pari de donner pour cadre au film intimiste les grands espaces de l’Ouest, en articulation avec l’étroitesse feutrée du peep-show. Le cinéaste a tenté en 2005 un retour à l’imaginaire de l’Ouest avec le très beau Don’t Come knocking, retrouvant Sam Shepard au scénario. Ce quasi-remake de Paris, Texas mériterait une sortie de l’oubli dans laquelle la critique a préféré le laisser.

Note: ★★★★☆

partager cet article