Ad Astra, vers l’infini et au plus profond de l’âme humaine
Ces dernières années, l’espace semble être devenu au cinéma le dernier refuge offert à l’homme afin de trouver les réponses à ses questions existentielles (et soigner ses blessures) – Ryan Gosling dans First Man, Sandra Bullock dans Gravity, Sean Penn dans la série The First, Matthew McConaughey dans Interstellar, Robert Pattinson dans High Life… -.
Métaphysique et psychanalytique, Ad Astra est avant tout une quête initiatique, un road-movie oedipien. Œuvre hypnotique et contemplative, elle s’offre à nous comme un voyage intérieur autant qu’une odyssée galactique.
Le mythe du père
Tout commence par une chute vertigineuse. Dans un futur que James Gray nous définit comme proche (environ à un siècle du nôtre), Roy McBride (Brad Pitt), ingénieur aérospatial pour l’entreprise SpaceCom, est chargé de réparer l’Antenne Spatiale Internationale. Soudain, de violentes et inexplicables surcharges électriques le font décrocher de l’installation. S’ensuit alors une scène hallucinante où se révèle déjà le sang-froid hors du commun du personnage.
Rescapé de ce grave accident où il échappe de peu à la mort, Roy s’interroge sur lui-même et sur son incapacité à vivre et à ressentir. Dans ce monde futuriste aseptisé où toute sensibilité semble proscrite, il est « évalué » psychologiquement en permanence par des machines virtuelles qui le « valident » ou non en fonction de ses réponses et de ses réactions physiques. Il apparait alors en total contrôle de lui-même et de son corps. Son pouls ne dépasse jamais les 80 pulsations par minute. Sa voix est monocorde, son regard baissé vers le sol, ses yeux fatigués et cernés. Il semble résigné, indifférent, sans appétit pour la vie, ni mort, ni vraiment vivant.
« Tu es autodestructeur » lui dira son ex-compagne (Liv Tyler), désabusée et triste.
Si Roy maîtrise ses émotions, son esprit en revanche semble confus. Roy s’interroge sur lui-même et sur l’échec de sa relation avec son ex-femme. A l’image de l’esprit brouillé de son héros (ou anti-héros ?), James Gray a conservé un certain grain sur la pellicule du film afin que l’image ne soit pas totalement nette mais aussi peut-être pour nous donner un rendu proche du documentaire, au plus près de ses protagonistes.
Les souvenirs défilent, décousus. Nous pénétrons dès lors de manière totalement immersive dans l’univers mental de Roy pour un long voyage psychanalytique. Nous n’en sortirons plus jusqu’au bout du film. Le réalisateur ira même jusqu’à filmer depuis l’intérieur de son casque d’astronaute afin de nous faire entrer toujours plus loin dans son ressenti et son regard.
Roy cherche comment exister suite à la disparition brutale de son père, Clifford McBride (Tommy Lee Jones) et de tout son équipage 16 ans auparavant au cours d’une mission d’exploration aux confins du système solaire. Le but de ce projet : rechercher toute trace d’une forme de vie intelligente extraterrestre. La mission, du nom de Lima, aurait échoué mystérieusement sans aboutir à aucun résultat aux abords de la planète Neptune.
N’ayant jamais réussi à se libérer de l’emprise de ce père pourtant absent depuis presque 30 ans, sacralisé en héros par l’entreprise SpaceCom, Roy ne parvient pas à savoir qui il est vraiment. Il est conscient qu’il a suivi la même voie professionnelle que lui, comme s’il cherchait à l’approcher, le connaître et gagner sa reconnaissance. Est-ce à cause de ce manque, cette impossibilité d’entrer en conflit avec son créateur, la douleur de la perte et les non-dits qu’il ne lui est pas permis de se construire ni de s’engager affectivement auprès des autres ?
Lorsque SpaceCom lui apprend que Clifford McBride serait toujours vivant, c’est pour lui avouer une toute autre réalité, restée secret d’Etat. Ils auraient intercepté un message qui prouverait que ce dernier se cacherait toujours près de Neptune. Dissident, il serait responsable des impulsions magnétiques qui menacent la Terre d’un péril apocalyptique. SpaceCom lui demande de participer à une opération confidentielle, celle de le retrouver et de le ramener à la raison afin de mettre fin à ces perturbations électriques. Docile et indifférent à la mort, peut-être aussi pour vérifier si son père est toujours vivant même s’il s’interdit d’y croire, Roy accepte de s’embarquer pour cette mission surprenante avec la certitude inébranlable que ce qu’il fait, il le fait pour de bonnes raisons, le bien de l’humanité.
C’est décidément une année exceptionnelle pour Brad Pitt qui s’est distingué admirablement dans le dernier film de Quentin Tarantino, Once Upon A time… in Hollywood où il interprète avec justesse et un naturel désarmant un cascadeur loyal en amitié, vieillissant, ironique et blasé. En observateur très intuitif, il sait ce qu’il y a à faire et agit sans se poser trop de questions.
Dans Ad Astra, il excelle et nous régale à nouveau avec sa performance d’acteur. Bouleversant de retenue, il tient le film quasiment à lui seul. James Gray le cadre au plus près, en plans rapprochés et gros plans. Sa tristesse nous bouleverse. Chaque regard, chaque expression nous livre une partie de lui. Et le son de sa voix, en off, laconique et hypnotique semble chuchoter à l’oreille de chacun.
Comment se détacher et se construire au-delà de l’emprise et de l’image héritées de ses parents ?
« Le fils pâtit des péchés du père » … James Gray s’est posé, dans toute son œuvre, la question de la filiation et de la difficulté à trouver sa place dans ce monde, depuis son film Little Odessa, avec lequel il s’était fait remarquer dès 1994 ou encore avec The Yards (2000). Il y démontre à quel point l’héritage familial avec son lot de secrets et de dysfonctionnements constitue une entrave aux liens affectifs.
Réalisateur de films indépendants réalistes et intimistes, il réussit ici l’exploit en s’essayant pour la première fois au registre de la science-fiction (ou plutôt, selon ses mots, de « science future factuelle »), de recréer un véritable huis clos au cœur de l’immensité spatiale.
Si l’espace est un défi, il est aussi un danger. Les obstacles étant inévitables dans un voyage spatial, James Gray va donc nous offrir quelques effets de surprise et scènes d’action nécessaires et qui resteront gravées dans nos mémoires, comme une course-poursuite lunaire décoiffante, digne des meilleurs westerns et qui vous laissera essoufflés et émerveillés.
Mais ceux qui espéraient un blockbuster truffé d’effets spéciaux seront déçus car Ad Astra n’est pas un film de divertissement. Ce film est avant tout une quête humaine. Très rapidement, la filiation semble évidente avec le film de Stanley Kubrick, 2001, L’Odyssée de l’Espace (1968). Les mouvements chorégraphiques et lents des astronautes en lévitation, les cadrages inclinés des couloirs du vaisseau, les plans en perspective centrale (symétrie), l’importance de la couleur rouge, les questionnements intérieurs existentiels, cette solitude dans l’immensité de l’univers renforcée par une musique vibrante en fond sonore, signée par Max Richter (The Leftovers) sont un héritage assumé.
On y retrouve aussi les sphères parfaites pour suggérer un monde clos, chères à Kubrick, et qui ne sont pas sans évoquer une certaine forme de matrice, de vaisseau mère qui le nourrit et l’emporte jusque vers son géniteur auprès de qui il pourra enfin renaître pour exister.
Le vaisseau, baptisé « Argos », est un clin d’œil à celui qui, dans la mythologie grecque, servit de pilote aux Argonautes et à Jason qui, revenu réclamer le trône à la mort de son père, dût lui aussi partir pour une longue et périlleuse expédition.
L’héritage du film de Francis Ford Coppola, Apocalypse Now, y est aussi très présent par le thème du voyage physique mais surtout introspectif, dans cette quête de soi tout au bout du chemin. En latin, « Ad Astra per Aspera », signifie d’ailleurs littéralement « Vers les étoiles à travers les difficultés ».
Afin de sublimer ce space opera, James Gray, sous la direction de Hoyte Van Hoytema, le chef opérateur de Christopher Nolan (Interstellar, Inception) nous offre un panorama de photographies éblouissantes de l’espace.
Afin d’aider à la crédibilité du voyage entrepris par Roy McBride et à « comprendre le ressenti de l’espace », James Gray s’est entretenu avec quelques experts et astronautes, comme Robert Yowel, ingénieur spatial de la NASA ou Garrett Reisman, ancien astronaute. La NASA, consciente des retombées que pourraient apporter le film, s’est même appuyée sur la campagne médiatique du film pour communiquer sur ses programmes.
Comme celui d’ « Artémis » qui prévoit, quand la page de la Station spatiale internationale sera tournée en 2025, la construction d’une station en orbite lunaire et le retour d’astronautes sur la Lune pour poser les bases d’un village habité.
Brad Pitt s’est rendu en personne à la NASA puis au Jet Propulsion Laboratory en Californie afin de rappeler la possibilité d’envoyer son nom gratuitement sur Mars avec le Rover Mars 2020 (avant le 30 septembre). Quelques jours plus tard, il était en liaison avec la Station Spatiale Internationale (ISS) pour un échange non dénué d’humour de plus de 15 minutes avec l’astronaute Nick Hague.
LA VISION DU FUTUR
Dans un entretien accordé au journal Libération publié le 13 septembre, James Gray s’exprimait ainsi : « Les gens sont attirés par l’ailleurs [parce qu’ils] cherchent des réponses. Parce qu’il n’y a plus rien pour eux sur Terre. Il n’y a plus d’opportunités pour eux. Les quatre personnes les plus riches contrôlent 80% de la richesse mondiale, ou quelque chose d’aussi fou approchant. Donc, que sommes-nous censés faire ? On cherche les réponses ailleurs, on fantasme sur le voyage spatial, ou sur des extraterrestres. De bons aliens pour nous sauver, ou de mauvais aliens contre qui s’unir. »
Dans ce futur proche, l’homme ne trouvant plus de solutions sur Terre parce qu’il a tout gâché se tourne vers l’extérieur. Il nourrit l’espoir et le fantasme de trouver des réponses dans l’infini de l’univers. L’aide viendra-t-elle de l’espace ou de nous-même ?
Au bout de cette quête, il n’y aura peut-être pas de réponse, juste un choix.
James Gray signe avec Ad Astra un véritable chef d’œuvre, une preuve une fois encore de son immense talent. Brad Pitt, bouleversant, crève l’écran et nous offre une palette toute en nuances d’un jeu d’acteur en pleine maturité.
On en ressort pensif, marqué, en questionnement sur le Monde, sur l’Homme et sur soi.
Une grande réussite !
Note: