Comme il est propre aux grands films, à ceux qui réellement importent, Léviathan dernier film du phénomène bicéphale Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, interroge notre place dans le monde. Il s’attache à rappeler ce besoin primaire qui caractérise une grande part de l’Homme du XXème siècle : la nécessité exponentielle de s’approprier une portion de réel, de conquérir aussi bien symboliquement qu’effectivement un fragment du monde afin de le transmettre, le borner ou l’illimiter, moyennant la production d’images massive et diverse.

Malgré l’évidente autonomie, singularité et rareté dont semblerait relever au premier abord le Léviathan dans le paysage audiovisuel contemporain, ce sont les principales sources filmiques qui semblent avoir engendré cette monstruosité formelle.

Avançons l’hypothèse qui suit : Léviathan commence exactement là où Rossellini avait inauguré la rupture et instauré le trouble entre les formes du documentaire et celles de la fiction. Historiquement, c’est au réalisateur italien que l’on doit l’idée très belle et précise de soumettre l’image au régime de la fiction face à l’incapacité d’affronter le réel. Une telle proposition trouvait son apogée maximal dans Stromboli, notamment la séquence anthologique de la pêche au thon où le royaume de la fiction s’opposait à celui du documentaire en un « simple » et fondateur champ/contrechamp : Karin (Ingrid Bergman) détournait le regard face à l’horreur du réel, face aux puissances du documentaire, à son irréductible violence. Suite à cette scène effrayante, le film s’abandonnait définitivement au récit, en un geste de résistance, afin de ne plus devoir confronter l’homme à ce qu’il ne comprend pas et ne maîtrise plus, à savoir l’horreur. Nourri par ce principe théorique et irrigué par l’autre grand film sur la description de l’innommable, Le sang des bêtes de Georges Franju, qui énonçait douloureusement que pour garantir le « bon » fonctionnement d’une société il faut sérialiser et massifier la mort (l’abattoir dont il était question dans le film résonnait avec l’entreprise concentrationnaire récemment découverte), Léviathan assure une place unique dans l’histoire (encore à écrire) des films qui pensent les conditions de possibilité de l’image.

Dans le droit fil des grands cinéastes romantiques (Mekas ou Pasolini, pour n’en citer que deux), aux yeux de qui défier, allégoriser ou déconstruire la logique de la réalité est au cœur même de leur idéologie esthétique, pour qui de tels gestes obéissent à la responsabilité morale de l’Art, Léviathan s’inscrit dans ce même complexe d’idées pour faire de l’impossibilité de décrire le monde le sujet véritable du film. Cela explique le geste interrogatif qui traverse tout le film, opérant par là-même une rupture vis-à-vis d’une certaine tendance contemporaine qui affirme et prescrit somptueusement une grille de lecture du monde qui se veut définitive (c’est à Terrence Malick que l’on pense, bien entendu).

Dans une stratégie qui est délibérément une provocation contre l’impérialisme galopant de l’image, le film de Castaing-Taylor et Paravel ne cesse de formuler une question à la fois pressante et sommaire : est-il encore possible, aujourd’hui, de décrire le monde ? On se réfère à l’idée très belle complotée par Herzog dans Tokyo-Ga de Wim Wenders où le réalisateur prolifique déplorait l’absence d’images pures, transparentes et où il revendiquait la nécessité de produire des images impossibles et vierges tournées dans un lieu autre que la Terre. Léviathan se pose dans un contexte où la démocratisation des instruments permettant de décrire le monde en images et en sons est devenue nocive, où l’on légitime toute forme de discours visuel, où le monde devient grièvement polysémique, polymorphique et donc incertain. A maints égards, Castaing-Taylor et Paravel construisent un dispositif enfanté sur le principe de la violence descriptive : tournées à l’aide d’une caméra GoPro (généralement utilisée pour filmer des sports de haut risque), les images qui peuplent le film intègrent des textures insolites ainsi qu’une plasticité qui rend compte d’une réalité vulnérable, remplie d’ébauches délaissées, sur laquelle on ne peut fixer une vision nette, homogène et crédible. C’est exactement à cet endroit que se joue toute la modestie poétique du film, dans la volonté de fragmenter le réel, de l’esquisser, de l’amorcer moyennant une quasi absence de profondeur de champ. Les fragments qui constellent le film apparaissent au même titre que des organes, saillissent par leur violence, oppressent par leur proximité, leur corporéité satanique, leur monumentale présence visuelle et sonore. Léviathan associe habilement et férocement la chair au paysage. Tout, dans Léviathan, participe à nos rappeler les attributs du corps humain. Le film lui-même devient corps, respire, crache, dégueule, saigne, dort, crie. Car sans doute pour saisir le monde il faut obligatoirement passer par le corps, savoir de quoi est-il constitué.

Note: ★★★★★

Enregistrer

partager cet article