N’y allons pas par quatre chemins : White Bird met tout de son côté pour décevoir les amateurs du cinéma de Gregg Araki. Ce nouveau film n’a pas les excentricités de The Doom Generation, Nowhere ou Kaboom, pas plus qu’il ne soumet son spectateur à un choc émotionnel pareil à celui de Mysterious Skin.

En adaptant Laura Kashischke, Araki se penche, une fois n’est pas coûtume, sur une ado ordinaire, Kat Connors. Cette fois, pas d’invasions d’aliens, pas de meurtres à tout va, pas de fantaisies sexuelles débridées. L’action se situe dans une banlieue proprette, très Desperate Housewives. Nous sommes à la fin des années 80. L’image idéale du couple formé par les parents de Kat, Eve et Brock, est retombée comme un soufflé. Eve Connors, à qui Eva Green prête sa plastique parfaite, est une déesse abandonnée qui souffre de ne plus susciter le désir chez un mari à la virilité ramollie. Or un beau jour, Eve disparaît. Meurtre, fuite ? Chaque jour, rappelle l’inspecteur en charge de l’enquête, des femmes disparaissent. L’intrigue en cela renvoie à l’autre grande disparue sur les écrans ce mois-ci, la Gone Girl de David Fincher. Avec un traitement tout différent, Araki lui aussi dévoile la réalité cachée sous l’image vernie de l’American Way of Life.

Le film, tout comme le livre, se focalise sur l’impact de la disparition d’Eve Connors sur sa fille Kat (Shailene Woodley, qui s’en sort avec les honneurs). Araki retrouve donc sa thématique favorite : l’adolescence, et les interrogations qui vont avec, sur la sexualité et les premiers émois sentimentaux. Mais plus que jamais, Araki met au cœur du film les relations de l’ado avec une figure souvent présente dans sa filmographie mais jusqu’alors pas aussi pesante : les parents. Ils sont absents de Totally F***d Up, mais ce sont eux qui ont chassés leurs ados gay du domicile. Dans Mysterious Skin, ils sont très présents, attentionnés et aimants, mais ils ont été aveugles aux sévices subis par les deux jeunes héros dans leur enfance.

Dans White Bird, l’adolescence est tout autant le sujet qu’elle est le point de vue. C’est avec le regard de l’ado qu’Araki montre la banlieue américaine et ses non-dits, la mort d’un couple, la comédie des apparences. Le film, pas plus que le livre, ne repose sur le suspense. L’enquête y est toute secondaire. Même si à la fin le mystère sera résolu, l’enjeu se situe ailleurs : le film articule le passé, montrant la déliquescence d’un foyer américain, et le présent, où Kat tente de s’en sortir après la disparition de sa mère. Comment elle continue de vivre sa vie d’ado, tant bien que mal, alors que l’investigation policière traîne les pieds.

Araki rend compte de cela en adoptant une esthétique ouatée et aérienne, toute en flottements. Il faut mentionner les très belles séquences hallucinées où Kat, prise dans le blizzard, voit sa mère lui apparaître, tel un oiseau tombé du nid couché dans la neige. Le film alterne entre passé et présent, scènes oniriques, souvenirs et réalité avec une grande fluidité, sur les douces mélodies aux sonorités froides des groupes des années 80. La voix-off de Kat ne se contente jamais de surligner le propos, elle apporte un supplément de poésie et forme un liant entre les différentes séquences. De courtes scènes, comme des vignettes sorties de réclames des années 50, nous montrent les débuts du couple formé par Eve et Brock. Ces images rappellent le cinéma de Douglas Sirk : le malheur y couve sous le glacis publicitaire. Très vite, les dysfonctionnements s’y installent.

Eve et sa beauté se détachent trop dans la tapisserie d’une banale banlieue, elles ne sauraient y trouver leur place. Au cours d’une pathétique scène de séduction, Eve apparaît ivre, en robe de soirée, au sommet des escaliers de la cave où Kat se retrouve avec son petit ami. Elle mime une divinité qui descendrait de l’Olympe pour rendre visite aux mortels, mais elle ne parvient qu’à faire des gestes de poupée désarticulée. Face à elle, Brock est un mari pataud, incapable d’entretenir la flamme du désir et se laissant lamentablement humilier. Surtout, sa fille lui renvoie son reflet en négaitf. L’adolescente entre dans sa peau d’adulte, elle plait aux garçons, elle a ses premiers rapports sexuels : voilà de quoi déclencher la jalousie et la fureur de la mère. Dans ce petit théâtre, chacun joue la comédie qu’il est censé jouer. Après la disparition, Kat se rend ainsi chez une psy et décrit les séances comme un jeu de rôle joué sans conviction entre le docteur et sa patiente.

Au final, les thématiques d’Araki reprennent le dessus. Le cinéaste modifie la fin par rapport au roman pour accentuer plus encore la comédie des faux-semblants et tordre le cou aux idées reçues sur l’identité sexuelle. Tout en refusant de jouer le disque de ses anciens films, il reste fidèle à lui-même. Seulement, il s’ouvre à un autre univers et s’intéresse à une Amérique à l’apparence de banalité, comme en contrechamps au reste de sa filmographie. Or ceux qui habitent ce décor n’en sont pas moins, sinon plus désorientés que les ados tourmentés des opus précédents. Œuvre de la maturité ? Non, car l’œil d’Araki a toujours été mature. Les excès qui s’affichaient à l’écran étaient toujours pris dans un regard, lui, d’une grande sérénité.

Alors certes, il faut gratter un peu pour retrouver dans White Bird l’univers du réalisateur. Mais du reste, aimer un cinéaste, ce n’est pas en attendre toujours le même refrain, c’est être attentif aux nouvelles voies qu’il emprunte. Baignée dans une atmosphère cottoneuse, la rencontre du réalisateur avec l’univers de Laura Kashischke est l’occasion de saisir une autre facette de l’adolescence américaine, et d’ouvrir un nouveau chapitre dans son œuvre.

Note: ★★★★☆

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