Voir un album de Björk sortir deux ans à peine après son prédécesseur, cela n’était pas arrivé depuis pile 20 ans. À l’époque, l’icône n°1 de l’art pop post-Kate Bush était dans une forme olympique, véritable comète irrésistible qui emportait toute la scène musicale nineties sur son passage. Elle offrait coup sur coup deux œuvres inscrites au panthéon mondial, Post (1995) et Homogenic (1997). Deux opus magnum qui définissaient le son Björk, quelque part entre pop et avant-garde, nature et technologie, poésie islandaise et savoir-faire anglo-saxon. Puis, la native de Reykjavik s’est remise en question, a cherché à repousser les limites de son art, explorer de nouvelles voies, pour le meilleur (Vespertine, 2001) ou pour le pire (Volta, 2007). Les productions se sont espacées, gestations lentes accompagnées de longues tournées éblouissantes confirmant la volonté de Björk d’incarner l’artiste totale du XXIe siècle.

Aujourd’hui, elle revient donc deux petites années après Vulnicura avec Utopia. Mais il serait faux d’y apercevoir le résultat d’une boulimie musicale soudaine. Non, si ce dixième album studio est arrivé si précipitamment, dans une quasi-urgence – souvenez-vous, en 2015, Björk interrompait sa tournée pour entamer, déjà, la conception de Utopia – c’est d’avantage par nécessité de panser cette plaie béante que fut son précédent effort. D’une douleur insondable, Vulnicura était la chronique du divorce entre la chanteuse et le cinéaste Matthew Barney. Mort d’un amour, mais aussi mort d’une famille, l’auditeur se prenait les doutes et la souffrance de l’artiste en pleine figure, le laissant pantois et dévasté (c’est la signification du terme latin qui donne son titre à l’album). Vulnicura n’était que rupture, au sens propre comme au figuré, car l’Islandaise y mettait fin à ses délires techno-world music-operatico-symphonique pour revenir à cette chose qui l’avait proclamé reine du monde au milieu des années 1990 : l’émotion. Une épure qui n’allait pas sans un goût toujours prononcé pour les formes musicales complexes et forcément en avance sur leur temps, d’où l’implication de jeunes prodiges à la production : Antony Hegarty, Haxan Cloak et bien sûr Arca.

Plutôt que de soigner l’énorme déchirure qui orne la pochette de Vulnicura, Björk cherche à se reconstruire à partir d’elle dans Utopia. La plaie devient une porte, seuil où l’amour pourrait de nouveau rentrer et sortir. Pas un hasard si la chanteuse a fait de l’intense The Gate, le premier single de son nouvel opus. Elle y fait aussi référence à Black Lake, morceau charnière, écrit à l’instant même de sa séparation, qui l’a terrassée et divisée de toute part. Un indice sur l’essence même de Utopia qui se présente donc comme l’anti-Vulnicura, son pansement, son pendant lumineux. Car Utopia est fait du même sel. On retrouve Arca en grande partie sur la production. Un duo qui fonctionne naturellement, les ambiances organiques, sensuelles, morcelées et déstructurées du Vénézuélien arrivant à ne faire qu’un avec les textes et le chant si abstraits de l’Islandaise. Mais les deux artistes abandonnent ici la froideur et l’angoisse presque métallique de Vulnicura, au profit d’une richesse des textures vertigineuses, parfois même à la limite de la noise quand les couches musicales se superposent (Arisen My Senses, Body Memory). Mais une noise plus chaleureuse que destructrice, à l’image de ces chants d’oiseaux chimériques venus d’ailleurs qui viennent ponctuer les 14 chansons de ce long album.

Un cadre sonore où fourmillent des centaines d’idées musicales comme les merveilles d’un jardin d’Eden, refuge, utopie dans laquelle Björk nous emmène pour partager avec elle sa source curative d’amour et de vie. Bien que hors de notre monde, la chanteuse ne cesse pas d’en faire aussi le centre de son art. Utopia est un album de révolte, comme à la belle époque de Post et Homogenic. Son récit intime est aussi une façon d’affronter les maux d’une société patriarcale où le masculin se fait de plus en plus toxique, autant pour le féminin que la nature. De « l’homme » dans Sue Me – les déboires juridiques de son divorce avec Matthew Barney – elle passe à tous « les hommes » dans le titre d’après, le prophétique Tabula Rasa. Elle veut y protéger ses enfants de l’influence dévastatrice des hommes et appelle à un éveil féministe qui ébranlera la société des « pères ». L’écho avec l’atroce actualité des dernières semaines est renversant.

Tout au long de Utopia se dresse, morceau par morceau, mouvement par mouvement, le portrait d’une Björk ressuscitée en Déesse mère du féminin. Les visuels stupéfiants remodelant le physique de l’artiste qui accompagnent la sortie de l’album accentuent cette impression. Sur la pochette conçue par Jesse Kanda, l’interprète-musicienne devient une apparition fantasmatique où son visage se confond avec l’appareil génital féminin (autant procréateur, le vagin, que sexuel, le clitoris) le végétal, le minéral et le bestial. La flûte qu’elle tient dans sa main est d’ailleurs l’un des instruments majeurs de cet opus. Comme une flûte de pan, elle est un artefact divin avec lequel Arca, Björk et les autres invités de l’album, composent, décomposent et recomposent le son de Utopia. Une omniprésence osée qui vient fonder un mariage atonal fascinant avec les éléments électroniques et glitch (Utopia, Courtship, Claimstaker ou Paradisia).

L’ensemble est encore une fois homogène, et citer les meilleurs titres de l’album est comme une meurtrissure. Toutefois, on ne peut que s’agenouiller devant la simplicité déconcertante de Blissing Me, première love song de l’artiste depuis Vespertine, où Björk, plutôt que de tomber amoureuse d’une personne, retrouve le coup de foudre pour l’Amour. Les cordes d’une harpe s’emmêlent avec les beats electro délicats d’Arca et la chanson nous transperce par sa félicité communicative. Sue Me est le seul morceau un peu rageur de l’album et Björk se lâche sur une compo post-R’n’B emmenée par des voix pitchées détonantes. Saint et Future Forever clôturent l’album dans la grâce et une douceur pure dénuée (enfin !) de mélancolie. Future Forever reprend d’ailleurs un sample de All Is Full Of Love, chanson majeur de Homogenic, résonnant sensiblement avec les derniers mots de l’album : « hold fort for love, forever ». Mais notre préférence ira pour Body Memory, réponse sur la même durée (une dizaine de minutes) à Black Lake, et manifeste sur le fait d’être femme à 50 ans et comment vivre la seconde partie de sa vie sous fond d’expérimentations musicales uniques en leur genre – cordes, flute, chœurs, beats, glitch, etc… Une apothéose sismique qui prouve que Björk est définitivement la plus grande.

Note: ★★★★½

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