Il est fréquent qu’on livre une bataille critique acharnée autour d’un auteur, de laquelle n’émergent en général que deux extrêmes passionnés – on convient alors que l’objet de la dispute « ne laisse personne indifférent ». On donne ainsi une image romantique du créateur, qui doit être polémique et sans concessions – chaque génération voit fleurir de nouveaux exemples – et à la longue, on donne à penser que le travail de ceux qui n’y correspondent pas est bien dérisoire. On attend de nos auteurs du style qu’on veut toujours stylé, et plus que tout on cherche de l’« original », car pour beaucoup il serait odieux d’admettre qu’aucune forme n’est vraiment nouvelle, et que le geste artistique revient simplement à composer.

Si James Gray divise, c’est justement parce que le classicisme et la sobriété de son cinéma sont perçus par certains comme manquant à ces attentes, notamment après qu’ils aient entendu les éloges de leurs adversaires ; ainsi on entendra dire « je ne comprends pas ce qu’il y a de bien », comme si le fait d’être spectateur était une performance en soi, une énigme à résoudre. Mal aimé chez lui, aux Etats-Unis, Gray est adoré en France (ce qui est très convenu, et n’arrange rien), et présente tous ses films à Cannes depuis The yards, en 2000. Le geste est périlleux car si le soutien du festival est sans faille, ses films y furent souvent critiqués et parvinrent d’ailleurs assez mal à trouver leur public par la suite.

L’œuvre de James Gray appartient toute entière à la tragédie, art des passions – par opposition à la comédie, art des caractères –, ses personnages n’affichent donc jamais qu’un seul caractère, et peuvent sembler trop peu complexes à qui s’attendrait à philosopher. C’est de pureté qu’il s’agit, en adéquation avec une forme sobre assumant ses inspirations (le Coppola du Parrain en particulier), que trouveront plate ceux qui auraient préféré de la fulgurance. « Il n’y a pas le compte » diront-ils. Ce n’est pas pour autant de l’humilité de la part de Gray, car il y a certainement là un souhait d’être intemporel, mais d’une attention extrême adressée à une simple douleur que d’autres ne pourraient qu’à peine esquisser. Sous ces hospices, retrouver son cinéma après cinq ans d’absence s’annonce comme un très beau cadeau.

D’où vient alors que The immigrant s’avère moins magique que ses prédécesseurs ? Ironiquement, de ce qu’il a pour son auteur d’original. Pour la première fois, Gray abandonne la tragédie pour le drame, voire le mélodrame (dans le sens noble du terme, attention) ; c’est-à-dire qu’au lieu que tout soit destiné à mal finir – quand pourtant tout commence si bien – ici, tout est toujours terrible – et pourrait pourtant si bien se terminer. Et si ça n’enlève rien à la beauté de la mise en scène, le film y perd en rythme et en souffle. La tragédie repose sur l’écart creusé entre deux récits – dans La nuit nous appartient, c’était le triangle familial qui s’opposait à l’histoire d’amour – et l’empathie du spectateur vient de la douleur qu’il ressent à voir les uns écraser les autres, alors qu’il les aime tous. En nous soufflant la fin, elle nous rend impuissant ; sans pouvoir aller au devant de rien, il ne nous reste qu’à faire face à ce qui arrive, en espérant. La tragédie restaure la foi. Ici on ne demande que le triomphe de l’héroïne, mais de bien plus loin, car on a trop à faire, découvrant ce qui arrive en même temps qu’elle. Pour la magie des plus belles scènes – magnifiques on en convient – il faudra donc en traverser bien d’autres, plus inégales.

The immigrant, c’est l’histoire d’Ewa, qu’on sépare de sa sœur à peine arrivée à New-York, et qui pour la sauver va se laisser détruire par Bruno, un maquereau qui tombe amoureux d’elle. Tout pourrait s’arranger avec Orlando, un magicien qui ravive les couleurs du film et qui s’éprend lui aussi de l’héroïne, mais Bruno ne va pas laisser partir celle qu’il aime désormais plus que lui. Encore une fois chez James Gray, l’intrigue relève du mythe par sa simplicité qu’on connaît par cœur, ici il s’agit du mythe américain. La nouveauté, c’est d’évacuer la question du choix qui portait ses films précédents, car si Ewa doit consentir à se prostituer, c’est bien malgré elle tant le sort s’abat sans lui demander son avis. A partir de là, elle devient Andromaque, et la passion est davantage portée par les deux hommes que par l’héroïne qui n’aime plus que sa sœur. Ewa, la pute martyre, c’est le rêve américain, c’est une question subtile traitée par Gray en conséquence. Le problème, c’est que c’est bien maigre en fin de compte. Trop passionné par son sujet, le film fait le jeu de la reconstitution avec des désagréables « couleurs du passé » (rien n’est saturé que le rouge), aveu d’une importance plus anecdotique du film.

On perd donc en partie la pureté d’un Two lovers, sans pourtant croire un instant qu’il puisse s’agir d’un mauvais film. Même les moins enthousiasmés du chef-opérateur Darius Khondji (Se7en, Alien, la résurrection) dont fait partie l’auteur de ces lignes, retrouveront la beauté sobre du cinéma de Gray. Les acteurs sont une fois de plus très généreux – l’objectif va bien au delà de la justesse – et la violence qu’on reproche parfois aux compositions de Cotillard trouve bien sa place dans cet univers sans pitié d’un autre temps. Pas de doute, on est loin d’arrêter de suivre James Gray, qui signe ici une œuvre bien plus petite, mais toujours aussi belle.

Note: ★★★☆☆

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