Furie

Une seule image de De Palma est convoquée dans la monumentale masse d’images recueillies par Godard dans ses Histoire(s) du cinéma. Elle se situe dans l’introduction du « Chapitre 1A : Toutes les histoires » et occupe une place centrale et fondatrice, puisqu’elle précède le moment du grand déluge d’images qui va suivre: le plan appartient à Furie, seul film de De Palma aimé par Godard, et correspond à la toute fin du film, où Amy Irving, se servant de ses pouvoirs télé-kinésiques, fait littéralement exploser le corps de John Cassavetes (assumant par ce geste symbolique, soit dit en passant, la fin d’une radicalité indépendante aux Etats-Unis). Le plan est fragmenté, ne dure que quelques secondes et le contrechamp de Cassavetes est supprimé. On ne voit donc que les yeux grands ouverts d’Amy Irving. Pourquoi cette image ? Pourquoi Furie?

Probablement Godard ait vu dans ce plan de cinéma l’exemplification de son plus cher principe théorique : comment une image observe et altère une autre ? Les yeux écarquillés d’Irving valent pour les yeux de tout cinéaste qui, ébloui, pose son regard sur l’Histoire des images. Telle est, c’est connu, la logique inventive de De Palma. Sauf que dans Furie, concrètement, il ne s’agit plus de réinventer, prolonger, détruire, analyser ou dilater l’univocité sémantique des images Hitchcockiennes, principe à l’œuvre dans ses films antérieurs, mais précisément d’abandonner le champ inépuisable de l’intertextualité pour se lancer dans un projet ouvertement main-stream.

Le sujet réel de Furie engage la construction d’un réseau de pouvoir qui instrumentaliste le sujet par l’image. Les pouvoirs psychiques chez De Palma invitent systématiquement à penser aux attributs et aux puissances de l’image : tel était l’ambition de Carrie, qui architecturait le portait d’une femme qui incarnait à elle seule un système de montage capable de conflictualiser le champ avec le contrechamp en un simple split-screen, en mesure de recombiner les éléments constitutifs du champ, d’injecter le mal dans le visuel. Très discrètement Furie prolonge, d’une certaine façon, quelques uns de problèmes esthétiques introduits et approfondis par Carrie. Il les développe à partir d’un scénario très ambitieux qui aligne conflit au Moyen-Orient, jeune femme atteinte de pouvoirs extra sensoriels, mort symbolique du père, otage du fils et ambition impérialiste des américains. C’est très probablement à cause d’un scénario éminemment chargé de péripéties que Furie peine à affirmer un réel point de vue critique sur ce qu’il prétend décrire.

Si Furie est communément assumé comme un film mineur dans la très riche filmographie de De Palma c’est parce qu’il fait montre d’une volonté, souvent maladroite, de construire un récit parfaitement articulé (même si invraisemblable) où il n’est plus question d’avancer une vision critique vis-à-vis du champ théorique des images. Mais c’est sans doute en ce sens qu’il importe de revenir sur Furie, ne serait-ce que pour mesurer à quel point le cinéaste de Snake Eyes navigue plus aisément dans la fable théorique plutôt que dans la narration épique. Il n’empêche que les images qui peuplent le film, prises isolément, hors de leur contexte narratif, sont aptes à favoriser la réflexion. Le point faible du film résiderait donc dans la maladresse d’un montage (très probablement imposé à De Palma par les studios). C’est la raison fondamentale pour laquelle Godard arrache l’image de Furie : car des films comme Carrie, Body Double ou Pulsions s’inscrivent dans une vraie problématique d’ensemble, déplient leur propre flux et circuits théoriques rigoureusement bornés. Furie, lui, se contente de très peu ; tout se passe comme s’il avait commencé par regarder Carrie et avait fini par détourner le regard pour sombrer dans le délire narratif.

Furie, disponible en dvd et blu ray (Carlotta)

Note: ★★☆☆☆

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