En 2011, on découvrait au cinéma un film un peu à part et qui n’avait laissé personne indifférent. Ryan Gosling y incarnait un personnage atypique, celui d’un mec assez banal, discret et besogneux, mais qu’il ne valait mieux pas trop agacer… Drive avait cette année-là attiré toute l’attention, porté par une photographie parfaitement maîtrisée dans ce monde de la nuit, mais aussi par une bande originale parfaitement calibrée et au fort potentiel d’identification.

En regardant Night Call, il était difficile de ne pas faire le lien. Ces films partagent évidemment des similitudes, mais n’ont finalement rien à voir. Certes, nous sommes dans le monde nocturne. Oui, il y a une belle voiture. Évidemment, le personnage principal peut sur un moment anodin devenir très inquiétant. Mais pour autant, Night Call ne surfe pas vraiment sur la vague Drive.

C’est un Jake Gyllenhaal méconnaissable, amaigri de neuf kilos pour l’occasion, mais résolument habité et grandiose qui campe, dans Night Call, le rôle d’un certain Lou Bloom. Un homme qu’on pourrait qualifier de gendre idéal, s’il ne passait pas la majeure partie de son temps seul. Le type est plutôt avenant, la conversation facile, très cultivé et touche-à-tout et pourtant, tellement seul. Il ne faut pas croire cependant à une redite de Taxi Driver, bien qu’un parallèle, même éloigné pourrait être tracé. Non, en réalité, Lou Bloom est bel et bien ancré dans le monde d’aujourd’hui. Il cherche juste une place à s’y faire et de la manière qui lui convient le mieux.

On découvre dans les premières minutes du film, ce jeune homme un peu paumé qui passe son temps à faucher du cuivre pour finir ses mois. Un type poli, qui semble faire tout son possible pour s’intégrer et chercher du travail, quel qu’il soit. Il ne manque d’ailleurs jamais de demander à chaque personne qu’il croise s’il n’a pas une place à lui offrir. Et c’est d’ailleurs une de ces rencontres qui va lui permettre de trouver sa voie, lorsque par hasard en passant devant un accident de la route, il aperçoit un homme en train de filmer les policiers tentant de sauver la vie à une femme bloquée dans sa voiture en feu, le long d’une voie rapide. Captivé par ce spectacle complètement intrusif, il pose alors quelques questions à cette sorte de paparazzi macabre alors que celui-ci se fait repousser par la police. Lou Bloom profitera alors quelques jours plus tard d’un énième larcin pour se lancer dans cette nouvelle vocation.

Night Call va alors explorer l’évolution de ce personnage atypique et questionner le spectateur sur différents points, tous plus importants les uns que les autres. Le réalisateur Dan Gilroy, dans l’utilisation de son personnage principal va développer plusieurs thématiques qui toucheront chacun, sans aucun doute. La première thématique – et la plus évidente – est la volonté de réussite, d’être le meilleur coûte que coûte. C’est ce que qualifiera Jake Gyllenhaal dans une interview, de « problème générationnel ». Qu’êtes-vous prêt à accepter de faire pour obtenir ce que vous avez toujours voulu avoir ?

Ce qui est troublant dans ce film, c’est que cette question n’est pas développée qu’au travers de Lou Bloom. En réalité, elle est développée dans au moins deux autres personnages principaux. A commencer par celui de Rene Russo, qui interprète une directrice télé d’une chaîne locale en charge du journal du matin, est tout aussi en proie à la volonté du succès. Obtenir un scoop à tout prix, avoir toujours plus d’audience, qu’importent les valeurs morales si la loi ne l’interdit pas. Qu’importe aussi…, pour ce jeune assistant, prêt à suivre Lou Bloom dans ces écarts afin de gagner davantage. Le personnage de Riz Ahmed semble pour autant être celui qui détient le plus de sens moral, injectant des idées louables, comme ne pas filmer les confrères, ou prévenir la police. Mais malheureusement, lui aussi est poussé par le vice et cela lui coûtera.

La société actuelle pousse chacun à toujours plus d’individualisme. Du travail, il n’y en a pas pour tout le monde. Chacun veut être calife à la place du calife, être au centre des attentions. Avoir toujours et encore le dernier objet à la mode. Et plus il est inutile, plus il est essentiel. Mais le prix à payer est élevé.

Ce qui nous amène évidemment à la deuxième question, celle qui, aujourd’hui, intéresse de plus en plus de réalisateurs : notre jugement de valeur. Dans la série Black Mirror, Charlie Brooker évoquait directement notre rapport à la technologie pour interroger notre façon de vivre. Sommes-nous prêts à sacrifier notre morale et ce qui fait encore de nous des êtres humains, pour avoir davantage de divertissements, davantage de sensations fortes. Car il s’agit bien de cela dans Night Call. Un homme prêt à n’importe quel débordement pour obtenir des images en avant-première, plus choquantes les unes que les autres, quitte à en changer un peu l’histoire pour la rendre plus palpitante encore.

Et puis, Dan Gilroy questionne plus largement la société d’aujourd’hui, capable de créer des hommes comme Lou Bloom. Des hommes qui s’intègrent tant bien que mal dans ce monde, tout en étant complètement fous au fond d’eux-même. Et là les exemples sont foison au cinéma. Dans Night Call, Lou Bloom est quelqu’un d’intelligent, doué d’une réflexion et d’une capacité d’apprentissage exceptionnelles. Le problème est qu’il en soit conscient, alors que jamais personne ne lui a donné l’opportunité de se servir de ses compétences dans un objectif louable et bienveillant. Sans doute parce que personne n’a pris la peine de lui donner sa chance. Chaque individu qu’il croise, malgré l’intérêt qu’il leur porte, s’évertue à le rejeter, voire à le rabaisser. Il n’y a qu’un pas à ce que l’on croit qu’il a toujours vécu ce genre de situation. Alors, Lou Bloom se réalise par lui-même et par ses propres moyens. Ce qu’il parvient à faire assez habilement, même si les moyens pour y parvenir ne sont pas toujours très légaux. Et ce n’est que lorsqu’il y trouve un intérêt que les autres s’adressent à Lou. Les gens utilisent les autres pour leur propre intérêt, Lou l’a bien compris et va simplement pousser cette logique vers des contrées heureusement encore inexplorées pour beaucoup d’entre-nous.

Bref, on voit se construire petit-à-petit un personnage qu’on n’imaginait pas au début du film : quelqu’un qui parviendra à vous mettre mal-à-l’aise sur nombre de ses décisions. Quelqu’un qui peut très bien être autour de nous aujourd’hui. Le pire c’est que rien ne semble pouvoir arrêter cela.

Night Call est un film puissant, très intéressant dans le message qu’il porte et surtout remarquablement mis en scène. Pour sa première réalisation, Dan Gilroy s’en sort haut-la- main, réussissant à s’immiscer dans un univers qu’on avait que rarement vu, le tout en créant un personnage émotionnellement fort. Le rythme reste globalement lent, mais laisse la part belle à des dialogues nombreux et très bien ficelés qui permettent de bien inscrire chaque personnage dans son propre univers et de mieux en comprendre les ambitions.

Sans oublier que Gilroy parvient à créer l’urgence et à monter la cadence, notamment dans une scène finale franchement réussie. Elle tire d’ailleurs le message principal du film à son paroxysme. Tout cela fait de Night Call un grand film qu’il serait dommage de manquer. Certains l’annoncent déjà pour les Oscar, cela ne serait peut-être pas immérité, mais la route semble encore longue.

Note: ★★★★½

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