La voix du peuple

Le 8 novembre 2016, le monde s’est arrêté, retenant son souffle face à l’incontournable élection présidentielle américaine aux incontournables conséquences internationales… La sentence est tombée : l’impensable s’est produit, l’affreux milliardaire aux idéaux plus que douteux, Donald Trump, a été choisi pour représenter le peuple américain pendant quatre nouvelles années. Si Hillary Clinton son adversaire démocrate, était loin d’avoir les mains propres, elle représentait en soi un choix plus « humaniste » que le conservatisme pro-Wasp (pour White Anglo-Saxon Protestant) de l’élu. Une intronisation qui fait évidemment peur, à l’heure du Brexit, de la montée des partis d’extrême-droite partout en Europe – notamment à l’aune de mai 2017 – et la tournure de plus en plus inquiétante que prend la campagne présidentielle française.

Trois jours plus tard, sortait We Got It From Here… Thank You 4 Your Service, le sixième album des légendaires A Tribe Called Quest, trio – et parfois quatuor – new-yorkais de Hip Hop célèbre et influent dans les années 90, avec ses textes intelligents et politisés ainsi que sa production tournée vers des samples jazzys et abstraits. Un retour assez inattendu quand on sait que leur dernière offrande, loin d’être géniale, The Love Movement, remonte à 1998 et surtout que l’un des membres fondateurs, l’illustre Phife Dawg et son flow animal et funky, est tragiquement décédé cette année à cause de complications diabétiques. Pourtant, Q-Tip, le producteur Ali Shaheed Muhammad et l’intermittent Jarobi White, tous amis d’enfance de Phife, tenaient à sortir ce 6ème et ultime opus. À la fois pour faire entendre une dernière fois leurs voix ensemble dans cette période de trouble – Phife avait notamment enregistré quelques morceaux et verses avant son décès –, mais aussi pour passer le flambeau à une nouvelle génération d’artistes Hip Hop talentueux et respectueux de leurs aînés. Le timing est parfait, tant l’album semble avoir anticipé la future Amérique de Trump, tout en ayant digéré les crises qu’elle a vécues ces récentes années.

We Got It From Here… Thank You 4 Your Service dépasse néanmoins et de loin, toutes nos attentes. Au lieu d’être une resucée des acquis de la tribu ou une tentative moderne de la ressuscitée, cette dernière œuvre sonne comme le parfait complément au trio de chefs-d’œuvre qu’avait pondu le groupe à ses débuts : People’s Instinctive Travels and The Paths Of Rhythm – The Low End Theory – Midnight Marauders. Même sens du beat, de l’instrumentation complexe, riche et prenante, même harmonie entre les MC et ceci, au-delà des frontières de la mort, comme si Q-Tip et Phife Dawg, ces deux « frères » du Queens garderaient leur inouïe filiation jusqu’à la fin des temps. Mais surtout, We Got It From Here… est un grand album parce qu’il rappelle à quel point A Tribe Called Quest est un groupe essentiel du genre et de la musique en général, encore plus aujourd’hui avec l’apparition d’artistes comme Kendrick Lamar, Earl Sweatshirt, Joey Badda$$, etc – auxquels est dédiée la magnifique Dis Generation. Il est aussi un grand album, parce qu’il renoue avec l’esprit originel du trio, celui de se muer en voix du peuple, blanc, noir, hispanique, asiatique, gay, féminin, transsexuel… Et de la faire résonner à travers le monde. C’est ce que cristallise l’énorme tube qu’est We The People…, dans lequel Q-Tip et Phife se font les porte-étendards de la diversité sociale honnie par le programme de Trump, mais aussi au fond, de tous les opprimés de toutes les nations. Le tout sur une instrumentation mélangeant sirènes d’urgences et basses vrombissantes, donnant une atmosphère de guerre civile à un titre qui prédit un sombre avenir aux États-Unis via ce refrain entêtant.

C’est à peu près le seul titre oppressant de l’album, mais A Tribe Called Quest a plusieurs manières de faire passer son message politique. The Space Program qui ouvre ce double opus est géante, parce qu’elle ravive en quelques secondes le son typique du groupe et son énergie. Mélodie entêtante et saccadée ; jazzy et funky qui sert sur un plateau l’alchimie totale du duo de rappeurs qui dialoguent entre deux mondes et qui, par cette réunion embarquent tout le monde pour faire bloc contre toute injustice et inégalité. Pour ce faire, A Tribe Called Quest n’est d’ailleurs pas venu seul, mais accompagné de noms prestigieux. Retours fracassants des vieux Busta Rhymes, Andre 3000 et Consequence, les nouveaux venus Kendrick Lamar et Anderson P.a.a.k. mais aussi Kanye West, grand fan de ses aînés, incroyable de sobriété, d’humilité et d’émotion sur les refrains de The Killing Season.

Le son unique des New-yorkais, on le retrouve tout au long de l’œuvre et sous des variations suffisamment diverses pour ne jamais ennuyer : Whateva Will Be et son chœur samplé plein de Soul ; Enough planante à souhait et en forme de remake de Bonita Applebum, etc. Mais le groupe se permet aussi quelques tentations électriques – on retrouve d’ailleurs Jack White sur de nombreuses chansons. Les solos fantastiques de Ego et The Donald (consacrée à Phife et son surnom Don Juice, mais le hasard fait parfois bien les choses), apportent une folie bienvenue et ramènent le Hip Hop du groupe à ses ancêtres venus du Blues. Tandis que Melatonin, consacrée au bien fait de la drogue pour s’échapper du quotidien, nous enfume avec son mariage délicat entre arpèges/riffs de guitares et beats Hip Hop sublimés par le flow si particulier et hypnotisant de Q-Tip.

Enfin, pour ses adieux à la musique, A Tribe Called Quest se permet quelques fantaisies particulièrement bien senties, des mélanges si rondement menés qu’ils pourraient provenir d’une sorcellerie ancestrale. L’accord entre le sample de Benny and The Jets du légendaire Elton John avec les artistes Hip Hop sur Solid Wall Of Sound est renversant et en fait un des meilleurs titres de l’opus. Black Spasmodic s’amuse des répétitions des accords de Reggae avec celui des mots propres au Hip Hop pour en faire un bordel hyrbide mais jubilatoire. Enfin, Lost Somebody explore une veine sentimentale – à coup de chœurs R’n’B et boucles au piano tendres – jusqu’ici peu aperçue avec un morceau hommage dédié au regretté Phife Dawg. We Got It From Here… Thank You 4 Your Service est sorti il y a moins d’un mois, et pourtant, bien que l’on ressent son essentialité dès les premiers instants, il est de ces œuvres riches qui se redécouvrent à chaque écoute. Un trésor Hip Hop qui a peu d’égal ces dernières années et ceci, même en dehors du genre. Un phare en ces périodes sombres auquel on reviendra sans cesse pour nous rappeler à quel point il faut se battre pour un monde meilleur et ne pas laisser les ténèbres nous envahir.

Note: ★★★★½

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