Trente ans et déjà une œuvre à part entière. Une trilogie dite « du deuil » qui impose Mia Hansen-Løve non plus comme un espoir du jeune cinéma français, mais comme une figure incontournable du nouveau cinéma. D’une justesse de ton, d’une subtilité et d’une profondeur inouïes, c’est surtout une « metteuse en scène », quelqu’un qui fait du cinéma, construit sa « maison » pierre par pierre, développe ses thèmes, un univers propre et singulier. Une voix. Une musique. Digne héritière de Truffaut, Rohmer, Bresson, Assayas. Bienvenue dans la « maison Mia ».

Versatile Mag : « Un amour de jeunesse » est sorti il y a trois semaines maintenant. Il a reçu un accueil critique qui a suscité de très beaux papiers dans la presse et a trouvé son public dans les salles. Comment avez vous vécu la sortie du film ?

Mia Hansen-Løve : La sortie n’est pas le moment que je préfère de la vie d’un film pour une raison qui est totalement indépendante de son accueil. C’est vraiment le moment du deuil et ça me fait le coup un peu à chaque film bien que j’ai eu la chance à chaque fois d’avoir plutôt un très bon accueil et de ne pas subir de catastrophe commerciale. Je vis toujours la sortie comme une épreuve presque affective. D’autre part, l’accueil critique très bon sur ce film est quelque chose qui compte, que je vois comme un encouragement énorme. Cela n’a pas pour résultat que je ne douterai plus de moi, ça n’enlève rien aux angoisses qu’on peut avoir et qui sont inhérentes à l’écriture. Je n’ai pas besoin de lire énormément de choses, je ne lis que les quelques papiers qui me semblent importants, surtout quand ce sont des gens qui me suivent depuis le début, dont je sais qu’ils aiment mon travail, le comprennent. C’est très gratifiant de voir qu’il y a un écho à votre travail qui vous paraît refléter ce que vous avez essayé de faire. C’est quelque chose qui compte car c’est la preuve que ce qu’on a essayé de transmettre l’a été au moins à certaines personnes.

Pour ce qui est des entrées, oui on en fait même si ça reste dans des proportions très modestes. Le film a trouvé son public et sur celui-là c’était plus important pour moi que pour les deux autres car il a coûté assez cher. C’est assez risqué de ma part de faire un film qui n’est pas  commercial pour ce budget-là, sans vedettes. J’avais vraiment des craintes qu’il y ait un retour de bâton, que je sois punie si le film ne faisait pas d’entrées du tout, que je ne puisse plus travailler avec la même liberté, que je ne vis pas comme une habitude ou une sorte de confort mais qui est quelque chose de très précieux, que je voudrai arriver à préserver. J’ai l’impression que le fait que le film ait fait suffisamment d’entrées pour apparaître comme une réussite commerciale va peut-être me permettre de faire le prochain de manière à peu près sereine.

N’avez-vous pas craint qu’il y ait un malentendu entre le film et le public. N’y a-t-il pas une contradiction entre le titre du film, son affiche qui est lumineuse, aérienne, qui fixe un moment estival, et son contenu qui évoque davantage le deuil du sentiment, l’expérience du temps ?

Je pense qu’effectivement pour une partie du public, il peut y avoir un malentendu car je pense que certaines personnes peuvent aller voir le film en s’imaginant quelque chose qui n’a rien avoir avec lui et être très déçues à ce titre. C’est évident. Et en même temps, par rapport à la manière dont le film a été sorti et montré, cette réaction est contredite par des gens pour qui le film a  cette légèreté et cet aspect solaire.C’est assez frappant et curieux pour moi de voir l’écart qu’il peut y avoir dans la perception des films d’un spectateur à l’autre. Je n’ai pas voulu énormément voyager, aller le présenter pour diverses raisons mais je l’ai quand même fait un petit peu, notamment pour les deux autres films, dont les gens sortent en disant tantôt qu’ils sont très optimistes tantôt en disant qu’ils sont très pessimistes. Je pense que c’est un peu le propre de mes films et à ce titre l’affiche ne me paraît pas mensongère, en tout cas pas pour la partie du public qui la perçoit de cette manière.

J’ai l’impression que vous avez procédé systématiquement par soustraction, en évitant l’emphase, en procédant par ellipses. Il semble y avoir un gros travail au niveau du montage, les scènes sont souvent coupées un peu avant le moment attendu, comme dans cette scène où la mère de Camille lui demande quand elle fera le deuil de son amour.

C’est vrai que j’ai tendance de plus en plus à tendre vers une forme d’épure. Dans cette scène, il y avait effectivement une réplique où Lola répondait « Jamais » et au montage, je trouvais que son regard le disait tellement que je trouvais plus beau de ne pas lui faire dire et de rester dans quelque chose de suspendu. Je suis très soucieuse d’éviter la lourdeur, la redondance. C’est quelque chose qui m’excite beaucoup, mais ça n’est pas enlever des choses ni vouloir ne pas dire. C’est dire les choses d’une certaine manière. Cette nuance est importante pour moi car souvent, on me confronte à la retenue de mes films, qu’ils sont souvent dans le non-dit. Je ne vois pas les choses toute à fait comme ça. J’ai plutôt l’impression d’essayer de trouver la manière de dire les choses qui permette de caser le plus de vérité et de profondeur possible. Et c’est cette manière-là qui me semble la plus juste.En même temps, dans le film, le paradoxe par rapport à ce sentiment est qu’il est assez romanesque, qu’il y a pas mal d’événements dramatiques et où les personnages disent les choses de manière assez frontale. Ce n’est pas du tout un film où les personnages sont mythiques, ne disent pas ce qu’ils pensent, gardent tout pour eux. Là, Camille dit dès le début « C’est l’amour de ma vie, je l’aimerai toute ma vie », les choses sont quand même assez explicites.

Le film se déroule sur huit ans mais ce qui est pourtant frappant, c’est sa fluidité, grâce à son montage mais aussi à une multitude de détails qui font entrer de la vie sur la pellicule. Le son participe aussi de cette impression.

Pour le son, on a vraiment eu une sorte de révélation au mixage. Après coup, je me dis que c’était une évidence et qu’on n’aurait pas eu à faire un tel détour. Mais c’est vraiment dans un deuxième temps qu’on a trouvé le son du film. On a d’abord mixé tout assez fort, comme dans la plupart des films français, en cherchant la clarté, l’audibilité, d’autant plus que les personnages principaux ne parlaient pas fort, chuchotaient, il y avait un problème de compréhension du fait des différents accents des acteurs. Le souci du mixeur a été de pousser le son. On a fait un premier mixage assez littéral et quand on a écouté ça, on a été horrifiés, l’impression d’être passés à côté du film. Tout était audible, mais je n’entendais ni ne ressentait plus rien. On a donc fait le travail inverse : ce détour par la clarté a permis de beaucoup épurer et de nettoyer mais on a fait marche arrière et on a mixé le film très bas et d’une manière qui n’est pas si courante dans le cinéma français. Par exemple, la musique dans les films est le plus fort possible pour que les gens soient le plus émus. Mais en fait, c’est quelque chose de très subjectif.

En ce qui me concerne, c’est justement le fait que ce soit bas qui fait que ça m’émeut et que je ressens les choses, car j’ai l’impression que tout vient de l’intérieur. C’est quand les choses ne sont pas trop fortes, quand elles sont maintenues à un certain niveau qu’elles me parviennent, que j’arrive à croire qu’elles se déroulent sous mes yeux. Sinon, j’ai l’impression qu’elles sortent de l’écran. C’est étonnant comment en faisant parler les gens moins fort, on entend mieux les choses. J’ai plutôt tendance à dire aux acteurs « moins fort » plutôt que « je ne vous entends pas assez ». Parfois, cela crée des conflits avec l’ingénieur du son : dans des scènes de rue très bruyantes, il a tendance à demander aux acteurs discrètement de parler plus fort et moi de me demander pourquoi ils ont été moins bons dans cette prise. Parfois ça m’arrive de préférer ne pas entendre complètement une réplique plutôt que d’entendre l’acteur qui a poussé la voix.

Il y a très peu de musique dans le film mais pourtant, c’est un film qui a sa propre musicalité.

J’ai l’impression que mes trois films ont beaucoup à voir avec la musicalité mais pas au sens où on l’entend. Il n’y a pas pour moi, deux matières qui se croisent et qui seraient la bande son du film et la musique qui viendrait par dessus. Pour moi, ce sont deux choses qui doivent complètement s’épouser, avoir une relation organique. La musique doit vraiment appartenir au film, émaner de ses personnages. C’est très difficile d’expliquer pourquoi car cela relève de la pure sensibilité, de l’irrationnel, mais le choix des morceaux, la façon de les faire entrer et sortir de la scène a pour moi beaucoup à voir avec la recherche d‘une homogénéité totale entre la musique et le reste du film. Quand bien même la musique s’utilise parfois d’une façon exotique, avec des paroles, généralement pas françaises, des musiques qui viennent d’ailleurs, ce n’est pour moi pas contradictoire  avec le fait d’appartenir de manière viscérale au film, d‘épouser l’esprit du film et des personnages.

L’élément liquide a une très grande importance dans le film. Il y a trois scènes de baignade qui sont symboliques du parcours de Camille et il se termine sur un morceau de Johnny Flynn qui s’appelle « The Water ».

Ça n’est pas une volonté de ma part de faire du symbolique, c’est quelque chose qui s’impose naturellement. C’est  après l’écriture que je m’aperçois de la portée métaphorique du fleuve. Ce sont des choses qui sont complètement naturelles au moment de l’écriture et ça vient tout simplement du rapport naturel que j’ai avec cela. L’eau, c’est vraiment le lieu de la renaissance, de la vie. C’est une chose que je ressens depuis toujours. Ce qui est pour le coup très symbolique pour moi, de façon plus intime, c’est ce plan qui clôt le film et la trilogie – le premier plan de mon premier film est celui d’un fleuve à Vienne – est un plan de la Loire proche de sa source, qui est l’endroit précis où je vais passer mes vacances depuis toute petite dans une maison de famille. C’est un lieu auquel je suis très attaché. C’est très libérateur pour moi de finir cette trilogie à cet endroit-là, de revenir à la source au sens propre comme au sens figuré, comme si les trois films avaient été un long chemin pour revenir à cet endroit qui représente la vie, les origines, en ayant trouvé une forme de liberté, d’apaisement.

Quant à la chanson de Laura Marling, c’est quelque chose d’un peu miraculeux. Elle est arrivée très tard  car l’album de Johnny Flynn est sorti au moment du montage. À ce moment-là, il y avait une autre chanson à la fin qui marchait très bien mais qui n’avait pas la même puissance symbolique. Et j’entends cette chanson, « The Water » qui m’a tout de suite émue, dont je ne comprends pas les paroles, puis je lis le titre, je prends conscience de ce qu’elle raconte et c’est comme si elle avait été écrite pour mon film !  Si j’avais demandé  à des musiciens d’écrire des paroles pour mon film, je n’aurais pas pu rêver mieux que celles-là ! Et ça, c’est vraiment le rapport que j’ai avec la musique de film, c’est pour cela que je ne travaille pas avec des compositeurs. Cela rejoint mon rapport au réel : lorsque j’écris, je m’inspire beaucoup de mon vécu, de gens que j’ai connu, j’ai la conviction que le réel est plus riche et profond que l’imaginaire. C’est la même chose pour la musique, en cherchant bien, je peux trouver dans la musique existante beaucoup plus de choses que dans une musique sur mesure pour le film.

Pourriez-vous avoir une relation telle que celle des Tindersticks avec Claire Denis ? Le groupe compose les musiques de tous ses films depuis « Trouble everyday ».

Ça c’est quelque chose que je pourrais imaginer, avoir une relation forte et profonde avec des musiciens, c’est passionnant. Mais je pense que Claire Denis, ce qui l’intéresse, c’est de leur prendre quelque chose, non pas que les Tindersticks fasse la musique sur mesure pour elle, mais aussi que ça donne un éclairage, une perspective singulière, différente sur son travail. Le cinéma, c’est de l’art qui rassemble tous les autres arts, qui s’en imprègne, dans lequel on peut y faire rentrer toutes les questions.

Avez-vous choisi l’architecture pour signifier l’idée de reconstruction ? Il y a cette magnifique scène sur la lueur au moment où Camille entrevoit justement un espoir en rencontrant Lorenz.

Je ne l’ai pas choisie pour ça, mais il se trouve qu’elle porte ce symbole de manière très forte. Mais le cinéma aussi pour moi car  il me permet de vivre, de comprendre la vie, de l’aimer, d’y trouver un sens et j’ai le sentiment à chaque film  de poser une petite pierre de plus comme pour construire une maison. Le cinéma est quelque chose que je construis et dans lequel je voudrais habiter, au sens littéral. Du coup, le fait que l’on puisse trouver cette dimension-là dans cette discipline, que ce ne soit pas qu’une pratique mais aussi une manière de vivre, c’est une chose que je trouve très belle et très puissante dans les questions que pose l’architecture. D’autre part, j’ai toujours dans ma manière d’écrire les films, accordé beaucoup d’importance aux décors. Ils guident souvent mon inspiration et c’est donc naturellement que le choix de cette pratique s’est fait. Le fait que l’héroïne elle-même soit habitée par le rapport au lieu est quelque chose de naturel car il me détermine moi-même dans l’écriture.

Quand Camille explique son choix de l’architecture, on a l’impression que vous pourriez dire la même chose sur votre métier de cinéaste.

Tout à fait ! Une chose qui peux paraître fugitive dans le film mais qui est très importante, c’est le moment où elle écrit dans son carnet qu’après quelques années de séparation avec ce garçon, elle se sent toujours aussi seule et malheureuse mais qu’une chose l’aide à vivre, c’est qu’elle a une vocation et c’est quelque chose d’immense. Pour le coup, s’il y a une chose que j’ai vécue, c’est bien celle-là : la force, l’énergie, la foi que peut donner le fait de trouver une vocation dans des moments difficiles. Ce ne sont pas deux choses qui co existent, un chagrin d’amour et une vocation, ce sont deux choses liées pour moi. Ce chagrin d’amour a créé la place en soi pour accueillir ce genre de choses. Ce qui rapproche aussi l’architecture du cinéma, c’est le fait que ce sont des pratiques à la fois abstraites et très concrètes, qui à la fois élèvent et en même temps ramènent sur terre.  C’est cela qui m’a aidée et me rend le cinéma aussi précieux.

J’ai beaucoup lu de comparaisons à Eric Rohmer dans la presse. Votre film me fait davantage penser à Truffaut. Avez-vous eu des influences conscientes ou inconscientes à certains stades de la fabrication du film ?

Quand j’écris, j’essaie de m’abstraire de toutes les influences possibles car l’écriture a vraiment à voir avec la solitude. J’ai presque une sorte de phobie du cinéma de référence, c’est vraiment quelque chose qui ne m’intéresse pas au cinéma. Ce que j’aime dans les films, c’est comment un cinéaste impose sa voix propre, un langage singulier, personnel. Donc comme c’est cela que j’aime dans le cinéma, je ne suis pas du tout attirée par l’idée d’afficher des références.Mais en même temps, ça ne me dérange pas de m’inscrire dans une tradition, car si ce sont des cinéastes que j’admire, pourquoi pas ! Je crois assez au fait qu’il y a des valeurs et je suis prête à les défendre.  Je ne nie donc pas qu’il y ait des influences, mais je crois qu’elles sont inconscientes et que ça exprime plutôt le fait que c’est un cinéma avec lequel je suis devenue adulte, qui m’a accompagnée et ça doit ressortir d’une manière ou d’une autre dans le film.Par exemple, je ne saurais pas trancher entre Rohmer et Truffaut ! Je ne vais pas me plaindre de la comparaison mais il ne me semble pas que Rohmer ait fait des films qui parlent du passage du temps avec des personnages de cet âge. Quant à Truffaut, c’est un de mes cinéastes préféré au monde, une personnalité, un artiste, quelqu’un qui compte énormément pour moi. J’ai sûrement pensé pendant le tournage aux « Deux anglaises et le continent » qui est un film qui m’a énormément marquée, que j’ai vu il y a longtemps , qui est sans doute son plus beau film. J’ai certainement pensé à ça en raison du type d’héroïne, de féminité, de mélancolie, le rapport aux paysages. Mais néanmoins, rien ne peut ressembler à Truffaut.

Vous décrivez vous-même vos trois films comme une trilogie. Maintenant que vous l’avez clôturée, quels sont vos projets ?

Me remettre à écrire, même s’il y a maintenant un certain type de personnages ou de récits que je ne pourrai pas ré-aborder. Non pas que j’en ai fait le tour mais ils correspondent à une certaine période de ma vie, à des questions que je me suis suffisamment posées. Il faut que je passe à autre chose, pour avancer. Je commence à écrire un film avec la collaboration de mon frère qui se déroule sur 20 ans et qui porte sur la génération des années 90/2000 en particulier dans le milieu de la nuit à Paris.

Merci  à Mathieu Berton – Les films du Losange pour avoir permis cet entretien.

Un immense merci à Mia hansen-Løve pour sa disponibilité, son talent et sa passion.

partager cet article