Si Toy Story 3 avait convaincu sur la capacité de Pixar à prolonger ses franchises tout en renouvelant son propos et évitant la redite, Cars 2 est la première sortie de route manifeste du studio, une panne sèche qu’on sentait pourtant arriver. Le premier film se basait sur une mythologie purement américaine, l’automobile, dont la fascination outre-Atlantique nous est assez extérieure. Cependant, le film réussissait à séduire à la faveur d’ un message nostalgique de retour aux origines, schématiquement, quitter l’autoroute pour revenir à une communauté de valeurs basées sur l’amitié, l’entraide et cesser la recherche de la vitesse pour prendre son temps et s’arrêter au bord de la route. Toutes choses qui sont contredites par Cars 2 dont le rythme effréné s’appuie sur une parodie des films d’espionnage à la James Bond hors de propos et qui fait du personnage de la dépanneuse un premier rôle insupportable à force d’humour crétin et de quiproquos systématiques.

A l’occasion de la sortie de CARS , nous avons voulu avoir l’avis de Hervé Aubron au regard du dernier-né Pixar et recueillir son sentiment sur l’évolution du studio sous tendu par la suite des aventures de Flash Mc Queen. Critique de cinéma et rédacteur en chef adjoint au Magazine Littéraire, auteur d’un essai sur Mulholland Drive, Hervé Aubron est l’auteur d’un essai critique intitulé Génie de Pixar dans lequel il livre un point de vue inédit et passionnant qui s’éloigne des biographies traditionnelles. Il s’appuie sur plusieurs théories singulières, liées notamment aux origines géographiques mormones du studio, à l’affect artificiel et à la notion d’anthropomorphisme.

Versatile Mag : La grandeur de Pixar, c’est qu’il n’y a qu’un seul et premier degré, dites-vous dans « Génie de Pixar ». « Le second degré, la parodie, il laisse ça à SHREK ». Or, avec CARS 2, le studio « carbure » pour la première fois à la parodie en reprenant les codes du film d’espionnage et en les faisant tourner en rond. Est-ce pour vous un premier aveu de faiblesse de Pixar ?

Hervé Aubron : En effet, Cars 2 est une déception et donne souvent le sentiment d’un moteur tournant à vide. Aveu de faiblesse, je ne sais pas, mais Pixar, indéniablement, marque ici le pas pour la première fois – en termes de récit et d’ampleur mythologique car en revanche, le studio me paraît toujours souverain sur le plan des matières, des textures. Ici, par-delà les cartes postales des diverses étapes touristiques, leur esthétique de Monopoly, il y a l’idée d’un étouffant palais des glaces ne tolérant que le lisse et le froid, dont la seule nécessité consisterait à démultiplier et raffiner des reflets de néon sur des carlingues laquées (ce dont l’escale à Tokyo constitue le programme inaugural).

Quant au problème de la parodie, il est vrai que Cars 2 est fondé sur le seul procédé du transcodage – se bornant à imaginer la manière dont les codes du genre de l’espionnage, mais aussi les stéréotypes humains, les emblèmes de nos diverses communautés, peuvent être translatés, traduits, adaptés dans le monde des voitures. Ce qui devient vite fastidieux et peu galvanisant, machinal pour tout dire. Toutefois, je n’y vois pas vraiment du second degré ou de la dérision (même dans la plate idiotie du personnage de la remorqueuse). Comme les films précédents, Cars 2 n’a pas de sourire en coin lorsqu’il détourne les codes, mais donne à sentir combien ils sont eux-mêmes mécaniques, combien ils relèvent de protocoles en effet programmés. Il y a là tout un arrière-fond sinistre, glaçant qui a fait la puissance des films antérieurs, mais cette fois-ci trop appliqué au pied de la lettre, comme en pilotage automatique, et surtout sans les élans lyriques qui ont toujours caractérisé Pixar.

Cette année, PIXAR ne supporte pas la concurrence avec RANGO et KUNG FU PANDA 2, deux films ultra-référentiels mais qui utilisent les codes du western et de la kung fu comedy dans une forme d’hommage sans distance. Comment analysez vous cette évolution des studios ? Pensez-vous que Dreamworks et Paramount ont appris de Pixar pour affuter leurs armes ?

Oui, Pixar a indéniablement été précurseur sur ce rejet de la dérision. Tant mieux si ses concurrents rompent avec ce registre, tant la dérision est devenue un réflexe regrettable et surtout d’un autre temps, en ceci qu’elle cultive un illusoire sentiment de surplomb, alors que nous contrôlons de moins en moins nos destinées, aussi bien individuelles que collectives.

CARS 2, MONSTRES ET CIE 2, peux-être TOY STORY 4, cette frénésie de suite est elle symptomatique d’une panne d’inspiration des créateurs de Pixar, devenus incapables d’inventer de nouveaux univers ?

Cela n’a rien de certain. L’impressionnant Toy Story 3 a récemment montré que les suites n’étaient pas nécessairement synonymes d’épuisement. Et le prochain film Pixar, Brave, s’inscrit dans un univers nouveau (même si ses premières images et son décorum médiéval me laissent circonspect, pour l’heure).

Dans l’univers de CARS, l’humain a totalement disparu, laissant la place aux voitures dont le premier rôle de la suite est Martin, une remorqueuse gaffeuse et stupide, incarnation de l »idiot du village ». Comment interprétez-vous cela ?

Pixar constitue une collectivité d’hommes et d’ordinateurs et leurs films paraissent en permanence tiraillés entre deux logiques du sens, celle des hommes et celle des machines. Ce que Cars rend particulièrement manifeste. Nous pouvons nous projeter dans les cars qui sont pourtant aussi des machines, tour à tour guimbardes mièvres et mécaniques sans états d’âme. On pourrait logiquement voir dans les voitures des émissaires ou des ambassadeurs des machines, et elles le sont bien notamment. Mais bizarrement, elles reflètent aussi le genre humain : aux yeux des ordinateurs, une biologie essoufflée, en bout de course, salissante, polluante, à la fois nostalgique du « bon vieux temps » et cultivant cette nostalgie par le biais de technologies accélérant la volatilisation des modes anciens d’existence, à l’image de ces voitures chantant la ruralité dans Cars 1 alors même que c’est le trafic routier qui l’a bouleversée ou dévastée. Cars 2 prolonge ces paradoxes.

Qui est le plus « humain » ? Martin, bien sûr, qui se caractérise par son archaïsme, sa bêtise, une rouille crasse. De même la ficelle scénaristique imaginant un complot des voitures les plus polluantes qui viserait à discréditer les énergies alternatives : cette intrication entre passéisme et technologie est révélatrice du désarroi des hommes et de la morale toujours très paradoxale des films Pixar (leur nostalgie assistée par ordinateur). Des hommes exploitent des ordinateurs pour regretter cela même que le réseau cybernétique a fait voler en éclats. Et des ordinateurs, tout en modélisant et simulant cette sentimentalité, ne font que grossir le tombereau d’algorithmes dépassant et déclassant chaque jour un peu plus les capacités intellectuelles mais aussi émotives des êtres humains. Qui exploite qui au final, d’entre les hommes et les machines ? C’est toujours le grand suspense chez Pixar.

Dans votre livre, vous exposez deux théories . Dans la première, vous reliez les origines mormones des studios et la volonté de recréer une humanité disloquée.

Il serait abusif d’affirmer que Pixar a seulement des origines mormones : je constate juste que ses premiers linéaments se déploient sur le campus de Salt Lake City, où Ed Catmull, en effet né dans une famille mormone – et aujourd’hui président de Pixar –, réalise des expériences pionnières d’imagerie numérique au début des années 1970 (en même temps qu’un autre mormon, Nolan Bushnell, fonde Atari). La religion mormone a maille à partir, semble-t-il, avec les questions du numérique et des réalités virtuelles. Elle se donne pour projet de reprogrammer, en quelque sorte, le christianisme, en le refondant en plein milieu du désert américain, en reprenant là où, selon elle, il a été dévoyé après la disparition des premiers apôtres. Cars repose sur ce genre de rêve : recommencer l’histoire de l’humanité en l’absence du genre humain (via des voitures, donc).

Il y a aussi chez les mormons cette passion précoce pour la généalogie, cette mission qu’ils se donnent de collecter les données généalogiques de l’humanité, ce qui les a naturellement amenés à s’intéresser au traitement de données, donc à l’informatique. À Salt Lake City, l’humanité est littéralement numérisée, au-delà de la seule imagerie informatique : des disques durs y contiennent une multitude de cordonnées généalogiques… Tout cela au beau milieu de l’Utah, conçu comme une sorte de désert néo-biblique, et il est vrai que le désert est un décor très présent chez Pixar notamment dans Wall-E et dans Cars 1… Tout ceci dit, il ne s’agit pas de fantasmer un Da Vinci Code mormon :  le développement de Pixar est le résultat d’une alliance entre un mormon (Ed Catmull), un hippie (Alvy Ray Smith), un enfant de Disneyland (John Lasseter) et un businessman hors sol (Steve Jobs).

La deuxième théorie que vous développez, c’est que les ordinateurs de Pixar rêveraient de prendre l’ascendant sur nous. C’est l’évolution envisagée dans WALL E et aussi par Kubrick dans 2001. Comment cette théorie se manifeste-elle dans CARS 2 ?

Pixar allégorise la course de fond entre hommes et machines (exemplairement dans Wall-E). Mais il ne s’inscrit plus dans l’ancien scénario catastrophe de Terminator ou Matrix – celui des machines qui se ligueraient contre les hommes, sur le mode d’un seuil fatidique. Le réseau cybernétique n’est pas un prédateur sournois. C’est plutôt un foetus qui, chaque jour, nous phagocyte un peu plus, nous rend un peu plus archaïques. Les films Pixar mettent simplement en scène cette intrication grandissante entre hommes et machines. Il s’agit moins de conjecturer la fin de l’humanité que sa reconfiguration, son éventuelle perpétuation hors du seul genre humain. C’est particulièrement vrai dans Wall-E mais cela transparaît aussi dans les autres films : c’est comme si le non-humain pouvait perpétuer, stocker le programme de l’humanité à notre place – ainsi de ce robot qui est le dernier à reproduire l’affect amoureux quand l’espèce humaine apparaît complètement anesthésiée… Cette question vertigineuse de l’affect artificiel est essentielle chez Pixar.

Le génie de Pixar, n’est-ce pas de réunir les publics adultes et enfants ? Car on en oublie presque que les films PIXAR sont destinés prioritairement aux petits ! On analyse la première partie muette de WALL E en convoquant des références à Chaplin, Keaton et Tati alors que tout simplement, cet humour burlesque fait mouche auprès des plus jeunes !

Certes – c’est même l’un des leitmotive de la parole officielle du studio – Pixar s’adresse simultanément à tous les publics. Mais il me semble réducteur de ramener cela à une simple capacité à concilier différents niveaux de lecture afin que chaque spectateur y trouve son compte. Bien sûr, les enfants sont séduits par le génie burlesque des films, et ils n’ont nul besoin d’être cinéphiles pour cela. Mais je suis persuadé que l’arrière-fond pour le moins désespérant des films ne leur échappe pas : le champ de ruines sinistre de Wall-E, le sadisme de la colonie pénitentiaire et la morbidité du final dans la déchetterie de Toy Story 3… Cette conjonction entre farce, sentimentalité et noirceur participe encore une fois de cette notion d’affect artificiel – sur laquelle le film de Spielberg, A.I. Intelligence artificielle, sous l’égide de Kubrick, a aussi été clairvoyant. Plus c’est sentimental, naïf, enfantin, plus c’est déprimant, angoissant, suffocant : l’enfance elle-même est un programme que les machines peuvent reproduire à notre place. Nous savons de moins en moins ce qu’est l’enfance, nous la perdons précocement, sur le plan individuel aussi bien que collectif, et son spectacle lui-même nous apparaît de plus en plus lointain, étranger, fabriqué. Cela – que l’enfance, comme l’affect, n’échappe pas à l’artificiel – n’est pas un mince enseignement, saisissant pour tous les spectateurs, quel que soit leur âge.

Merci à Elise Vaugeois pour avoir permis cet entretien

« Génie de Pixar » est disponible aux éditions Capricci (96 pages – 7,95 euros)

Note: ★★★☆☆

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