Versatile Mag : Comment est née l’idée du film ?

Robert Guédiguian : Le film est inspiré du poème de Victor Hugo, Les pauvres gens. J’avais écrit une libre opinion dans Le Monde que j’avais intitulé ainsi pour appeler à voter contre le traité constitutionnel européen. Et je me suis dit alors qu’il fallait relire ce texte, ce que je n’avais pas fait depuis trente ans. Je me suis aperçu que la fin de ce poème aurait représenté une magnifique conclusion pour un film populaire. Il ne me restait plus qu’à écrire une histoire contemporaine pour y arriver. On a donc imaginé, avec mon scénariste, cette confrontation entre deux générations d’ouvriers que la conjoncture va opposer.

L’agression que subissent Michel et Marie-Claire s’inscrit-elle dans une forme de désespérance sociale qui va du chômage au suicide au travail ?

Je crois que la crise que vivent aujourd’hui les pays occidentaux organise une sorte de morcellement du peuple. Ça les fragmente, ça les classe dans des catégories : les pauvres et les riches, les jeunes et les vieux, les gens qui habitent en banlieue et ceux qui habitent en ville, les immigrés et les travailleurs français, les chômeurs et les smicards, les précaires et les travailleurs à temps plein… Je pense que le cinéma, avec ses moyens, doit travailler à réconcilier le peuple et à lui faire reprendre conscience de lui-même. C’est ce qu’on appelait avant la conscience de classe. Mais c’est aussi le travail des hommes politiques, des associations… Il faut faire des films qui redonnent du courage aux gens.

Est-ce que vous ne craignez pas de donner une vision trop idéaliste du syndicalisme qui n’est pas qu’un combat collectif mais qui sert aussi à des intérêts catégoriels ?

Les deux cohabitent, il y a autant de comportements généreux qu’égoïstes, individualistes que solidaires, mais quand je fais un film, je veux servir d’exemple et éventuellement susciter des vocations. Je trouve toujours surprenant d’entendre dire que les pauvres gens sont responsables de la situation dans laquelle ils sont ! Croyez vous que ce sont les fonctionnaires grecs qui sont responsables de la crise ? Les dockers ont-il coulé le port de Marseille et les fortunes qui sont parties investir avenue Foch et aux Champs Elysées ?! Bien sûr, je condamne certaines positions des dockers, mais je fais un choix formel : je choisis de prêcher par l’exemple et je propose modestement une solution, une résolution des intrigues dans le film. Ma conviction est que le geste simultané de Marie Claire et de Michel va certainement réussir à re-fédérer les ouvriers qu’on voit au début.

L’agression dont sont victimes Michel et Marie-Claire les bouleverse car elle les amène à se poser des questions sur leur situation sociale, mais aussi sur leurs idéaux passés.

Ce que j’aime chez ces personnages, c’est que quand il leur arrive quelque chose, ils ne se sentent pas irresponsables. Ils pensent qu’ils ont leur part de responsabilité et ils s’engagent, ici dans un geste individuel héroïque, pour faire en sorte que le monde aille mieux. Ce n’est pas un couple bourgeois, mais ils sont choqués qu’on puisse les considérer comme tels. C’est ça qui les bouleverse car ils ne possèdent pas grand chose. On revient à cette fausse opposition dont je parlais toute à l’heure : c’est idiot que Christophe les considère comme des bourgeois ! Il n’y a plus de conscience de classe ! Un employé de France Telecom aujourd’hui fait partie de la classe ouvrière moderne, même s’il a une chemise blanche et pas les mains calleuses. Mais tous ces gens à qui on a fait croire qu’ils étaient devenus cadres, qu’ils avaient bénéficié soit-disant d’une promotion sociale parce qu’ils avaient les mains propres en rentrant du travail sont en train de prendre conscience de leur condition et s’aperçoivent du contraire. On ne peut plus penser au monde ouvrier avec cette vieille représentation du travail manuel qui transforme la matière. De ce fait oui, on peut affirmer qu’il y a plus d’ouvriers qu’avant !

Que pensez-vous du mouvement des Indignés ?

Je serai toujours d’accord avec les gens qui manifestent. J’espère que ça se transformera en force de proposition directe, car l’inorganisation revendiquée peut aussi conduire à l’immobilisme. Il y a eu une non transmission de la culture des luttes, il faut donc recommencer à zéro. J’ai vu des débats à Madrid qui auraient pu avoir lieu entre Rosa Luxembourg et Lénine au début du siècle ! L’espace où on transmettait a disparu. C’était les syndicats et les partis. L’école et la famille ne suffisent pas. Quand je militais à 20 ans, j’étais avec des personnes de 75 ans qui me racontaient des choses que je n’apprenais ni chez moi ni à l’école.

Vous observez très attentivement les petites choses du quotidien et les petits plaisirs : manger des sardines, prendre un apéritif en terrasse, partager des moments avec ses enfants…

Quand on veut faire un cinéma des idées, il faut qu’elles soient extrêmement incarnées. Ariane [Ascaride] prononce : «Même dans les luttes, les patrons ont réussi à nous diviser»… Normalement, quand on entend ça dans un scénario, on part en courant ! Si cette ligne de dialogue est audible, c’est parce que dans tout le reste du film, on la voit faire la vaisselle, s’occuper du linge, travailler… C’est de la forme cinématographique, il faut que le personnage existe pour qu’on l’écoute et que ses idées soient acceptées. C’est en voyant les gens vivre qu’on les prend en sympathie et qu’on adhère à ce qu’ils sont.

Vous revenez une nouvelle fois à Marseille, est-ce une nécessité ?

Oui, j’ai besoin, tous les dix ou quinze ans, de revenir à ce cinéma qui est celui de mes origines. J’ai l’impression d’un grand feuilleton dont le premier épisode serait Dernier été en 1980 et Marius et Jeannette une étape. C’est le même quartier, les mêmes acteurs, les mêmes situations sociales. Il y a une forme de continuité dans les personnages et ça me permet, à moi aussi, de faire le point sur mon cinéma, de m’interroger sur quel type de position, de radicalité ou de compromis j’étais à une certaine époque. Le prochain film se situera peut-être dans une maison de retraite où tout le monde sera grabataire et se disputera sur le non avènement du communisme. Mais ce sera une comédie ! Mais ce feuilleton est très intermittent, je ne peux pas reproduire ça tous les ans. Mon prochain film traitera de la violence dans l’histoire à travers la question arménienne et des justiciers des génocidaires. C’est complexe, car il faut comprendre, ne pas justifier, mais ça avance !

Propos recueillis à Toulouse le 18 octobre

Les Neiges du Kilimandjaro, en salles le 16 novembre

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