D’un strict point de vue de la « cinématographie », c’est-à-dire des moyens de montage de l’image et du son, du découpage et de la valeur (géométrie, durée) des plans, les premières minutes de Walkabout sont un petit chef d’œuvre en soi, qui annoncent à elles seules le propos et l’intention du cinéaste. Nicolas Roeg organise une forme de ballet urbain d’une grande métropole australienne sous la forme d’un clip mélangeant le son du trafic autoroutier, du brouhaha de la rue avec la musique d’un didgeridoo et des vocalises d’une école de jeunes filles. Deux plans sont très significatifs : au milieu de l’architecture urbaine, celui d’un mur de brique filmé en travelling latéral et qui donne immédiatement sur le désert et celui d’un panoramique partant d’un jardin public avec sa végétation luxuriante, mais entouré d’immenses tours d’habitation et d’immeubles d’affaires. Nicolas Roeg semble dire à travers ces deux images, la proximité entre la société dite « civilisée » occidentale et le peuple aborigène. On se plait à croire à ce moment-là, au rapprochement des cultures à travers la rencontre de deux enfants perdus dans le désert avec un adolescent aborigène effectuant son « walkabout », un rite initiatique où il doit apprendre à survivre seul dans la nature. Sauf que les apparences sont trompeuses, car ces quelques minutes urbaines inaugurales ne sont en fait que la première partie d’une parenthèse qui ne se clôt qu’à la faveur d’un épilogue en forme de retour à la civilisation. Le choc des cultures aura bien eu lieu, mais n’aura pas abouti à l’infiltration de l’une par l’autre mais bel et bien à une incompréhension, une incommunicabilité persistante. Les deux mondes ne se rencontrent pas, se parlent à peine, ne se comprennent pas.

C’est là toute la force du film, que de ne pas se conformer à un programme idyllique et prévisible, le réalisateur prenant systématiquement le spectateur à contre-pied. Dès le suicide du père qui n’hésite pas à tirer sur ses enfants avant de se donner la mort, geste incompréhensible et traumatique, Nicolas Roeg déjoue toutes les attentes. L’expérience de ces deux jeunes urbains en plein bush australien ne leur apprend rien, alors que la nécessité de survie et leur jeune âge auraient dû les inciter à s’imprégner d’avantage de la culture aborigène. Au lieu de cela, le petit garçon ne quitte jamais sa radio, qui le relie artificiellement à la civilisation (la première chose qui en sort des hauts parleurs est la recette des ortolans), sauf lorsque les piles ne permettent plus son fonctionnement et il parle incessamment sans se soucier de la compréhension de son interlocuteur. Quant à la jeune fille, elle ne se réjouit que lorsqu’elle investit une maison abandonnée pour y recréer un ersatz de foyer et ne répond pas à la parade nuptiale de l’aborigène, provoquant son suicide. Les séquences de chasse sont en outre montrées en montage alterné avec des images de boucherie industrielle, ou interrompues par des chasseurs en jeep qui tirent le gibier au fusil, comme une façon de mettre dos à dos les similitudes des comportements humains quand il s’agit de trouver de quoi se nourrir. Nicolas  Roeg étend ces manifestations d’incompréhension, d’imperméabilité des cultures du niveau du trio à celui des peuples,  à la faveur d’inserts signifiants. Ainsi, les scientifiques venus faire des repérages météorologiques dans le désert ne s’intéressent qu’aux formes généreuses de la seule femme du groupe et les tribus aborigènes sont montrées d’un point de vue folkorique, alcooliques ou produisant des objets bon marché pour les touristes.

Les seuls moments de réelle complicité entre les trois personnages principaux sont ceux des jeux, retours primitifs à l’enfance et à l’innocence, et lors des scènes d’érotisation, ou l’aborigène et la jeune fille découvrent leur attrait mutuel pour le corps de l’autre. Nicolas Roeg, s’il ne sombre à aucun moment dans la vulgarité qu’aurait pu faire craindre l’éveil des sens adolescent, surprend cependant dans une longue scène où la jeune fille nage nue dans un lac. Mais si la nudité intégrale de l’adolescente  peut choquer car touchant à un tabou, elle n’est aucunement gratuite ni injustifiée. Car cette scène d’abandon total dans une atmosphère de félicité et d’hédonisme, dénuée de tous carcans sociaux et moraux, renvoie cruellement au prologue du film, où la jeune femme retrouve la société. Enfermée dans sa cuisine, on aperçoit par la fenêtre une piscine, qui rappelle sans équivoque le plan d’eau où elle se baigna en toute liberté, symbole d’une forme de paradis perdu, souvenir nostalgique d’un Eden lointain et regretté.

Il faut saluer l’immense travail éditorial de Potemkine, qui propose Walkabout dans un magnifique écrin. Packaging luxueux, très beau slim digipack  bénéficiant d’une charte graphique en adéquation avec l’atmosphère du film, menu somptueux aux tonalités chromatiques de coucher de soleil, le transfert du film est techniquement de bonne facture. Il respecte les choix graphiques du réalisateur mais trahit ponctuellement quelques faiblesses (granulosité, contours ou arrière-plans flottants), sans doute dues au matériel utilisé, à la sensibilité de la pellicule choisie au tournage. On ne va pas se plaindre pour si peu, surtout que du côté des suppléments, Potemkine ne déçoit pas. Un entretien avec Jenny Agutter, l’actrice principale du film lui permet de revenir sur son rôle, les circonstances du tournage, et sur la fameuse scène de nudité. One red blood est un documentaire de près d’une heure sur David Gulpilil, l’acteur aborigène vu par la suite dans The last wave, Crocodile Dundee ou The proposition. Enfin, un module d’une vingtaine de minutes croise les regards d’un ethnologue et d’un spécialiste du cinéma australien sur le film, permettant des points de vue passionnants et complémentaires.

Note: ★★★½☆

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