Nul doute qu’au-delà même du débat sur la torture qu’il soulève, Zero Dark Thirty est un film qui clivera l’audience car il fait l’état des lieux d’une décennie post 11 septembre  marquée par la peur, la paranoïa et la perte des repères des nations engagés dans la guerre contre le terrorisme et la traque interminable de Ben Laden. Kathryn Bigelow en donne une représentation plus intellectuelle qu’émotionnelle, qui est surtout une démonstration logique de la plus grande chasse à l’homme jamais menée par l’administration américaine et qui n’autorise dans sa reconstitution que ce strict point de vue. C’est cette absence de contre-champ – elle aurait consisté en une manipulation psychologique – qui laisse une telle place au débat, car la réalisatrice n’oriente jamais le regard du spectateur, elle ne condamne ni ne justifie. Imaginons que lors des séquences de torture, elle ait caractérisé la victime comme un dangereux fou d’Allah, menaçant et éructant, l’affaire était entendue, on aurait dit – à raison – de Kathryn Bigelow qu’elle légitimait la méthode. Ce qui n’est pas le cas. Elle ne démontre pas plus que c’est la torture qui a permis d’obtenir les renseignements ayant conduit à la mort de Ben Laden, tout comme elle n’affirme pas l’inverse. C’est beaucoup plus complexe que cela, un véritable travail de fourmi basé sur de la déduction, de l’intuition, du recoupement, de l’écoute, dans lequel les techniques d’interrogatoire ont pu produire des bénéfices mais aussi une masse d’aveux tronqués.

De toute façon, le formidable impact physique et émotionnel que produit les scènes de torture sur le spectateur invalide toute tentative de sa légitimation. Pendant toute la première partie du film, qui repose pour l’essentiel sur des séquences d’interrogatoires, impossible de ne pas être pris d’un sentiment nauséeux. Humiliation, violences physiques, manipulations psychologiques, rien ne nous est épargné, dans une observation froide et clinique. Le personnage de Maya – extraordinaire Jessica Chastain ! – est notre point de repère permanent dans le film et celle à travers laquelle nous suivons l’enquête. Elle n’est caractérisée que par le biais de sa fonction au sein de la CIA – de la même façon que l’équipe présidentielle de la série West Wing d’Aaron Sorkin n’existait qu’au sein de l’administration de la Maison Blanche – , un véritable bloc de force et ténacité qui ne vit que dans le but obsessionnel de tuer Ben Laden. Si bien qu’une fois sa mission accomplie, il ne reste plus pour elle que le vide et la solitude, tout comme le retour au pays de Jeremy Renner dans Démineurs se soldait par un échec, incapable d’exister en dehors du shoot d’adrénaline que lui procurait le désamorçage des explosifs. Kathryn Bigelow signifie cet isolement par le plan de supermarché où Jeremy Renner est perdu au milieu d’un immense rayon de corn flakes, qui trouve son écho dans la séquence finale de l’avion où Jessica Chastain, perdue et en larmes, n’a plus aucune destination à donner au pilote.

Nulle glorification héroïque donc, pas plus que de patriotisme exacerbé dans Zero Dark Thirty. Si la silhouette de Jessica Chastain se reflète ponctuellement sur le drapeau américain, ce n’est pas dans un but d’iconisation mal placée mais plutôt pour dire l’impasse morale et politique des dix ans qui ont suivi le 11 septembre aux Etats-Unis. Les objectifs de la traque en deviennent flous – la vengeance ? la protection du territoire national ? – au point d’en devenir abstraits, tout comme la scène de la mise à mort quasi irréelle de Ben Laden, dont on ne voit jamais le visage. Si Zero Dark Thirty avance sans cesse en terrain miné, Kathryn Bigelow évite intelligemment les écueils que lui réservait le sujet sans jamais oublier cependant de faire du cinéma. Car à force de vouloir désamorcer le débat politique, on en viendrait presque à se réfugier derrière la nature exclusivement documentaire du film. Certes, Zero Dark Thirty appartient à ce genre dit du «film-dossier» très factuel et documenté, mais c’est avant tout et surtout un gros bout de pellicule bourré de tension, d’où la violence peut surgir à n’importe quel moment (les scènes d’attentats) et dont la séquence finale dans la villa de Ben Laden est un morceau de bravoure inouï d’intensité et d’intelligence de mise en scène. Sans aucune musique additionnelle – hormis celle du ballet funèbre des hélicoptères qui la précède -, filmée à la simple lumière des caméras de vision nocturne des membres du commando, excluant tout contre-champ ennemi qui aurait alimenté artificiellement le suspense, on avance pas-à-pas avec les soldats, dans les ténèbres, en temps réel. Rien que pour cela, pour la façon dont elle réinvente le film de guerre en le soumettant aux impératifs de son époque et dont elle fait du genre une matière théorique et abstraite, oui, on ne peut qu’affirmer que Kathryn Bigelow est une motherfucker de réalisatrice !

Note: ★★★★★

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