Depuis que Bombino est allé faire un tour du côté de Nashville Tennessee, où un fan de la première heure nommé Dan Auerbach lui a offert le mixage et l’électricité, plus une Honda et quelques claviers, on a un peu de mal à retrouver sa trace chez le disquaire. Nomad, le nouvel album, se trouve peut-être, sous le patronage des Black Keys, dans le bac indé. Mais pour le reste, il y a ambiguïté. Certains se dirigent volontiers vers la world music et se perdent alors dans le nuancier africain et ethnique. On ne sait plus trop où on habite. Doit-on aller titiller les voisins de J.J. Cale ou demander son chemin à Ali Farka Touré ? Faudrait sans doute laisser un guide touristique près de la porte d’entrée…

Les théories du genre (musical) et les arcanes de la géographie se sont donné rendez-vous dans les réunions de travail des disquaires du monde entier. Les salariés les plus zélés vont même préparer leur indexation en surfant sur Facebook et Wikipédia. Bombino, de son vrai nom Omara Moctar, a d’ailleurs sa vitrine sur le réseau social et près de 13 000 sympathisants. On peut y suivre ses pérégrinations et ses commentaires enjoués postés au gré des concerts et des étapes de la tournée américaine. Une vie de nomade sacrifiant quelques billets et cartes postales sur l’autel de la modernité. Pourtant le réseau social de Bombino ne se trouve pas sur Facebook, ni même dans ce qu’on appelle le web invisible, mais sur des serveurs postés aux quatre coins de la planète, tournant à faibles gigaoctets, depuis les basses terres du Mississippi et les affluents du delta jusqu’en Méditerranée, depuis les bars rébétiko du Pirée jusqu’aux dunes du Ténéré. Dans le comté de Clarksdale et les régions du Mali, en une noria ADSL très bas débit. Un wall de lamentations dressé dans le sable, une relation épistolaire balayée par le vent. La faible brise des démunis, le doux murmure des proscrits qui transitent éperdument sur le réseau Fatebook – celui du Destin et du Mektoub.

Bombino est né au Niger. Il appartient au peuple touareg, minorité disséminée et négligée par les uns et les autres sur un territoire chevauchant cinq pays. Sa musique est issue de la tradition ishumar, née de l’exil et des camps de réfugiés basés en Libye et en Algérie. Ishumar est un terme associé aux Touareg appauvris originaires du Mali. On dit qu’il dériverait du mot français « chômeur«  mais au fil du temps, il est devenu synonyme de « révolté« . La malédiction ishumar impose aux Touareg d’aller glaner un peu de travail, loin du désert, à la périphérie des villes. Suite à l’exécution de deux musiciens de son groupe par des militaires parce que la guitare, au Niger, était jugée instrument de guérilla, Bombino a dû passer plusieurs années en exil dans le pays voisin du Burkina Faso. Lorsque le gouvernement nigérien l’autorisa à revenir sur le territoire, il donna un concert à Agadez, au pied de la grande mosquée. C’était en 2010, une date clé pour le musicien. En bas de page, un extrait du live donne une idée de l’esprit de fête qui régnait ce jour-là, de la douce euphorie qui animait Bombino et son public. Après tant d’ostracisme et d’adversité, la joie des retrouvailles. Le sourire d’Omara Moctar perdu dans le jeu de jambes des danseurs, entre les gamins et les boubous, dans les riffs bleus et latérites.

Une vie d’exilé, une vie de galère. Alors quoi ? La fatigue et l’amertume ? Non, plutôt le groove invasion berbère. Un proverbe touareg dit : Marche en avant de toi-même, comme le premier chameau de la caravane. Donc le blues, toujours le blues. Camel swing, balancement chaloupé, chevauchée des dunes. Des solos chauds comme des coups de sirocco. Bombino enregistre dans la foulée du concert l’album Agadez. Symposium dans le sable en compagnie de John Lee Hooker, Tinariwen et Jimi Hendrix, tous accroupis autour d’un feu de camp. Soleil couchant, Omara enchaîne les riffs comme d’autes les sourates. Berceuse muezzin susurrée lo-fi. Des airs de guitar hero légers comme le bruissement de l’oued et un filet d’eau. Des enchaînements à couper le souffle. Jimi tire sur son cône, il est d’accord : les solos coulent de source, glissant sans effort dans le lit du thème principal. Riffs haschischins au creux des dunes. Décharges ocres et zébrures indigo dans le groove du crépuscule. Des chansons simples où l’on chante l’amitié amazigh, la femme douce, la nostalgie du Ténéré. Des mélodies comme des amulettes de sable orishas suspendues dans le vent du désert. Sourates du coeur léger, sourates de l’eau de pluie que l’on répète à Niamey et à Memphis. Loin des apôtres de la haine, loin des conflits.

Martin Scorsese – qui a produit une série de documentaires sur le blues – avait bien raison : du Mali au Mississippi et de Natchez à Agadez, mais sans passer par Tombouctou.

Agadez (2011) Note: ★★★★★

Nomad (2013) Note: ★★★★½

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