Autant le dire tout de suite, Re-Mit, leur dernier album, est vaguement à chier. Ce disque m’a rendu tellement triste que, dès la fin du dernier morceau, j’ai dû sortir dans la rue et parler de n’importe quoi au premier venu – n’importe qui pourvu que ce soit quelqu’un à qui The Fall n’évoque rien, à part peut-être, à cause de l’acronyme, la Fédération des Oeuvres Laïques – puis m’enfiler quelques pintes chez des Irlandais. Et le lendemain encore répondre de façon bizarre à mes collègues de travail, qui sont loin de se douter qu’on puisse servir de souffre-douleur à cause d’un disque raté. Ersatz GB (2011) était déjà très moyen et Smith, à cette occasion, avait d’ailleurs déclaré à la presse britannique qu’il n’aimait aucune chanson du disque. Il avait aussi promis aux fans de faire mieux dès l’album suivant mais le résultat ne laisse pas de place au doute : c’est le flop. Le disque se traîne et tourne avec la même grâce que les eaux usées dans un évier d’hôtel minable. Manque de conviction, pas assez incisif, production suspecte et qui laisse perplexe. Conclusion : vraiment pas inspiré. Et même pire, le groupe, qui tourne pourtant avec le même line-up depuis quatre disques – une constance suffisamment rare pour être relevée -, semble comme scindé en deux : Mark et son épouse, Elena Poulou, conspirant des facéties électroniques sur la console de studio, comme en autarcie dans un vivarium, tandis que les autres s’obstinent à jouer dans le style pub anglais en perte d’identité – et Peter Greenway le premier, aussi pertinent qu’un client battant le jam dans un magasin de guitares pour virtuoses en catogan. Seraient-ce les signes annonciateurs du déclin ? Pfff… On n’y croit même pas. Le groupe a, de façon chronique, connu des hauts et des bas dans un grand-huit éditorial où le meilleur a souvent côtoyé le pire. Are You Are Missing Winner était bien sorti deux ans avant le génial Country on the Click, non ? D’ailleurs, peut-on raisonnablement espérer d’un groupe qui engrange des disques à cette cadence qu’il produise un chef-d’oeuvre par an ? C’est à débattre. Mais on peut aussi rester méfiant vis-à-vis du syndrome Stone Roses et des formations qui restent des années cloîtrées dans un studio à peaufiner l’album du siècle.

Reformation

En attendant, The Fall continue d’écumer les salles des petites villes de province – quand Smith n’accepte pas un deal pour un quelconque particulier. Récemment, le groupe a ainsi joué en Allemagne dans une soirée privée. Le type qui avait sollicité Smith était un avocat grand fan des Fall. Au départ, il ne devait y avoir que 500 personnes, mais les Mancuniens se sont retrouvés devant plusieurs milliers d’invités, le barreau de Hambourg au grand complet, sans compter les familles et des enfants innocents… Malgré les apparences, Mark ne se sent pas coupable. Il aurait déclaré à la presse, à sa décharge, que la reconversion du groupe dans le circuit cocktail lounge n’était toujours pas au programme. D’ici là, une autre mouche l’aura piqué et il aura peut-être viré tous les membres du groupe. Une fois n’est pas coutume… Mais attention à la rechute ! Il y a eu des antécédents d’autre nature… En 2006, le Marquis avait déjà senti souffler le vent de la révolte. Lors du trajet en bus qui menait le groupe de Tucson à Phoenix, les musiciens de la tournée le plantèrent en plein désert ou presque. Le temps d’une pause pipi à la station service et le bus n’était plus là. Ils s’étaient tous fait la malle. D’après les propos rapportés dans la désopilante autobiographie que Mark a sortie récemment (Renegade – Penguin Books, 2008), ils ne supportaient tout simplement plus ses frasques, sa mauvaise humeur et ses blagues douteuses. Mark avoue qu’à l’époque, il avait comme un drinking problem, ce qui ne l’a pas empêché pour autant de les tourner en ridicule et de les mettre minables dans la savoureuse intro de son bouquin… Fiery Jack, comme dit l’autre, ou la dure loi du sport dans le ring mancunien. Faire partie de la bande n’exclut pas quelques épisodes picaresques et leur lot de tribulations éthyliques. Avis aux amateurs.

Le résultat de ce fiasco, je vous le donne en mille, c’est un putain de disque : Reformation Post-TLC qui est sorti quelques mois à peine après cette mutinerie, avec un nouveau line-up made in USA. TLC pour Traitors, Liars and Cunts – je laisse le soin de traduire. Et donc, after all, chronique d’une vengeance, récit de la survie, récital pour un putsch. Un très bon disque, une sorte de glorieuse répétition avant les coups de maître que seront Imperial Wax Solvent et Fifty Year Old Man (2008), puis Your Future Our Clutter (2010). En extrait ici, le single Reformation. A la fois auto-célébration, hymne à l’abnégation, et rock’n’roll goguenard vis-à-vis des lâches. Les nouveaux membres du groupe sont téléportés à l’entrée du Black River Falls Motel, dans le Wisconsin, comme dans une série B de pure science-fiction. Spéciale dédicace au Dispensary et surtout à Miss G, automatic DJ et grande prêtresse de la nuit.

What else ? Un dernier pour la route ?

Moutain Energei

Oui tu as raison, il est temps de s’acheminer vers la conclusion car nos amis lecteurs sont bienveillants mais sûrement plus très nombreux. Que dire de plus? Il faudrait un cycle de conférences de trois semaines pour traiter le sujet. Inviter des spécialistes en littérature et poésie sonore, un historien des énigmes médicales, un géographe, un sociologue, un psychiatre… John Peel a déclaré plusieurs fois avec malice que ce qui l’embêtait le plus à l’idée de quitter ce monde, ce serait de louper le prochain album de The Fall. Il est mort en 2004 et six albums de The Fall sont sortis depuis cette date. La dernière Peel session du groupe remonte à fin 2004 et les 24 Peel sessions de The Fall sont regroupées dans un somptueux coffret d’anthologie (une magnifique boîte marronnasse) de 6 CD qui propose la face rugueuse et work in progress du groupe. Des versions souvent enregistrées avant les prises studio définitives. Ce coffret gargantuesque sorti en 2005 peu après la mort de Peel a connu un certain succès mais depuis personne n’a vraiment remplacé le supporter N°1 du groupe outre-manche, un supporter qui déclarait régulièrement que The Fall était le plus grand bonheur musical de sa vie. En retour, Mark E. Smith admirait John Peel qui avait initié à la pop et au rock de qualité toute une partie de la jeunesse anglaise depuis la fin des années 60 mais il ne le considérait pas comme un proche. Sa devise était : respect, distance et chacun son boulot. Amputé de sa principale vitrine depuis la mort de Peel, Smith se débrouille comme il peut avant chaque sortie d’album pour faire parler de lui au travers d’apparitions ou de déclarations sciemment sujettes à controverses. Comme lorsqu’il a déclaré dans une interview vers 2007 avoir liquidé deux écureuils au sécateur dans son jardin parce qu’ils venaient bouffer sa haie. La SPA anglaise a immédiatement porté plainte et l’affaire s’est retrouvée en encart dans la plupart des quotidiens nationaux. Habile et rafraîchissant comme au premier jour. Autre exemple : la pression sur les groupes anglais et américains qui est énorme pour ne pas jouer en Israël. Certaines organisations pro-palestiniennes radicales manifestent carrément devant les salles de concert pour les faire céder. Comme si jouer en Israël signifiait soutenir la politique. Ces dernières années les Pixies, PJ Harvey ainsi que beaucoup d’autres ont lâché l’affaire en annulant leur shows prévus à Tel Aviv. En 2010, The Fall a joué en Israël malgré le grabuge accroché à ses basques sur toute la tournée anglaise et un Smith refusant d’accorder le moindre entretien sur le sujet ni même de confirmer/infirmer la date prévue. Cette stratégie du mépris intégral a payé en entretenant le suspense jusqu’au bout avec à la clef une multiplication d’articles sur le sujet… Bon, et de manière plus attendue, Smith s’en prend régulièrement à l’un des groupes à la mode (Snow Patrol ou The Mumford and Sonsen ont fait les frais ces derniers mois) pour entretenir sa réputation de grande gueule et dénicher quelques nouveaux fans.

J’ai choisi Moutain Energei de l’album Country on The click (2003) parce que c’est un bon morceau mais aussi parce que cette version live en plein air est splendide. C’est le nouveau line-up made in USA de 2007 dont tu parlais à l’instant qui joue sur la scène d’un festival en Norvège. Le morceau monte lentement en crescendo jusqu’au paroxysme final : un super solo de Korg joué par Smith lui-même (et de dos, comme d’habitude). Voilà.

On a essayé avec Fabien de ne pas redire sur The Fall ce qu’on lit partout en boucle (« tête de cochon, vire ses musiciens, dictateur, ivrogne, voix de canard, etc ») en montrant que le personnage est dense et les thèmes abordés dans les chansons sont vastes : le milieu de la musique mais pas seulement bien sûr, il y a aussi le football, les loisirs abêtissants, les médias, la médecine… Avec toujours cette description teintée de surréalisme paranoïde d’un monde qui part en sucette. Mais Mark E. Smith n’a pas que de la haine ou du ressentiment à revendre, il sait pour peu qu’on veuille le suivre « être pour », revendiquer des valeurs, celles du peuple laborieux (la fameuse Common Decency chère à Orwell), voire bercer dans le sentimentalisme bien senti. Il y a au moins 5 chansons d’amour sur les 350 du groupe. The Fall, c’est la Pop qu’on assassine, l’Electro qu’on charcute et la Dance Music qu’on équarrit rappelait récemment Richard Robert. On pourrait rajouter le Dub que l’on flagelle, le Rockab’ que l’on dézingue, le Garage que l’on maltraite et le Disco rincé dans l’acide chlorhydrique. Et quelquefois 2 ou 3 de ces styles sont malmenés à l’intérieur de la même chanson. Pour le plaisir des alchimies improbables et des expériences revigorantes. Il y a eu aussi des collaborations : Smith a joué avec les zozios de Mouse on Mars sous le nom de Von Sudenfed (2007) et ça dépotait sévère. Il est venu occasionnellement mettre le waï sur des morceaux de Gorillaz, Edwin Collins ou Inspiral Carpets….

Mark E. Smith a aujourd’hui 56 ans. Il prendra vraisemblablement sa retraite à l’âge légal de 65 ans comme il l’a déjà laissé entendre. On peut espérer encore un ou deux bons disques d’ici là. A condition qu’il remette à nouveau son line-up actuel en question… Ainsi va The Fall depuis toujours. A moins que pour la première fois, Mark E. Smith ne soit plus assailli par les mêmes nécessités ? A-t-il perdu le goût de terroriser ses musiciens avec l’âge ? Ou bien est-il simplement avec ce médiocre Re-Mit (pas beau) temporairement à court d’idées ? Dans le monde merveilleux et effrayant de The Fall , les réponses ne tardent jamais…

La séléction Versatile en 30 titres de The Fall :

Spectre vs. Rector (1979) – Fiery Jack (1980) – Totally Wired (1980) – Middle Mass (1981) – New Face in Hell (1981) – The Classical (1982) – The Man Whose Head Expanded (1983) – Cruiser’s Creek (1985) – Paintwork (1985) – Bournemouth Runner (1986) – Hit the North (Part 1) (1987) – Big New Prinz (1988) – Carry Bag Man (1989) – Chicago, Now ! (1990) – Edinburgh Man (1991) – The Mixer (1991) – Free Range (1992) – Lost in Music (1993) – It’s A Curse (1993) – The Joke (1995) – Das Vulture Ans Ein Nutter-Wain (1996) – Dr. Buck’s Letter (2000) – Green Eyed Loco-Man (2003) – Mountain Energei (2003) – Blindness (2005) – Pacifying Joint (2005) – Reformation (2007) – 50 Year Old Man (2008) – Bury Pts. 1+3 (2010) – Weather Report 2 (2010)

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