Lorsqu’il est sorti, en 1968, Gris-Gris était un peu à la musique cajun ce que Trout Mask Replica, un an plus tard, allait être au blues et au rock. La grande marée lysergique affluait du cosmos et distillait son nectar dans les poches de rétention du littoral des sixties. Mac Rebennack, aka Dr John, légèrement emporté par le courant, apparaissait sur la pochette de son premier album au milieu des vapeurs, les yeux hagards, dans une obscurité rouge et noire digne du culte vaudou. Mac était issu d’une famille nombreuse, catholique irlandaise, dans la composition de laquelle, certes, entraient quelques gouttes de sang Choctaw, mais à part ça rien qui, pour autant, ne le prédestinait à jouer les sorciers dans des rituels envapés – rien, si ce n’est le fait qu’il était né et avait grandi à la Nouvelle-Orléans, élevé simultanément dans le giron catholique et sous les jupes du vaudou louisianais. Gris-Gris, sous influence psychédélique, ouvrait grand les portes du rythm’n’blues et du zydeco non seulement à la musique des Caraïbes mais aussi à la magie haïtienne et à tout ce qui allait avec : les rythmes zombies, les pattes de poulet et la sarabande des artistes associés, dont les plus fiers représentants n’étaient autres que Maman Brigitte et Baron Samedi dansant bras dessus bras dessous autour du feu de camp dans la nuit créole.

L’histoire de Mac est celle d’un musicien résident pris dans le pli des songes – ces songes particuliers propres aux personnages de James Lee Burke, qui se manifestent parfois dans la brume électrique ou dans ces zones interlopes, en proie aux fantômes, entre les arpents du Carré français et ceux de Canal Street. Durant son enfance, Mac avait accompagné son père dans tous les bars des paroisses, écouté les jukeboxes et les musiciens de saloons. Il avait été nourri au biberon du Texas boogie et de la musique cadienne. Plus tard, petit escroc, grand séducteur, totalement imbibé de culture vaudou, il deviendra tout à la fois shaman de rue et musicien aguerri, compagnon et disciple du Professor Longhair, l’une des figures emblématiques du folklore de New Orleans. Chaussé de bottes à fleurs de lys, porté par une canne rehaussée de plumes d’oiseaux, il écumera les clubs, les studios, et commettra une longue série de disques poignants, pétris de mystique, de rythm’n’blues et de passion cajun. Autrement dit, en l’espace de quelques années d’apprentissage, il était devenu l’un des chantres du bayou, la fine fleur des fais deaux-deaux.

Après un passage à vide et quelques albums en demi-teinte, Locked Down, sorti en 2012, marque son retour en forme. Boosté par Dan Auerbach, inspiré par Eleggua, Mac s’essaie au Farfisa. La magie est de retour. Cuivres aux éclats de Mardi Gras, vibraphone, riffs du Tennessee : une ambiance qui ne déplairait pas à Dave Robicheaux. Le disque est enlevé et ne fait jamais de pause. Dix chansons post-Katrina et quelques piques au gouvernement, au KKK, à la CIA. On pousse les portes du cabaret et tout le monde est là : le feeling de Professor Longhair, le choeur ambré des sisters McCrary. Comme dit mon disquaire, un disque à savourer seul ou entre amis, de préférence autour d’un apéro whisky-crevettes. Dr John est entouré de jeunes musiciens, d’une fanfare et d’un bouquet d’oiseaux de paradis. Les alligators dorment en paix, la mousse espagnole sèche dans les arbres, un bateau à aubes remonte le Mississippi. Dans ces conditions, pourquoi ne pas reprendre un verre et profiter de la compagnie ? On a encore un peu de temps, il paraît que les zombies ne sortent qu’à minuit.

Locked Down (Nonesuch, 2012)

Note: ★★★★½

Gris-Gris (Rhino Records / ATCO Records, réédition vinyle 2013)

Note: ★★★★★

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