Revenir sur l’œuvre de Yasujiro Ozu c’est d’abord revisiter l’œuvre définitivement inépuisable d’un cinéaste qui a toujours entretenu un rapport profondément singulier avec l’espace, avec le contexte historique de réalisation de ses films ainsi qu’avec l’ensemble des paramètres de l’image. Son œuvre se caractérise par l’absence d’intrigue et par l’abondance d’instants, ce qui revient à dire, en toute certitude, qu’Ozu est un cinéaste qui durant toute sa vie s’est consacré à décrire l’homme en tant que somme d’événements complexes.

Mais ce qui sans doute, encore aujourd’hui, fait de Yasujiro Ozu une figure résolument moderne dans l’histoire des représentations visuelles et plus particulièrement dans la modernité cinématographique, c’est son indéniable rapport au temps ou, pour le dire de manière moins sommaire, son rapport à l’écoulement et aux transformations de celui-ci. Même s’il est vrai que bon nombre de cinéastes revendiquent leur admiration envers le cinéaste japonais, il est plus incertain d’identifier une influence directe, un transfert culturel, un schème répandu. Dès lors, la question qui s’impose est bien celle de savoir si l’œuvre d’Ozu peut-elle, encore aujourd’hui, devenir source d’inspiration formelle aux cinéastes. Une première réponse, trop rapide, voudrait que non, étant donné qu’elle ne l’a pas été de façon directement reconnaissable durant ces trente dernières années. Une deuxième hypothèse de réponse, peut-être plus rationnelle, chercherait à se demander ce que l’œuvre d’Ozu peut introduire dans un paysage cinématographique contemporain qui discrimine foncièrement les cinéastes de la continuité temporelle (Van Sant, Béla Tarr) de ceux de la discontinuité (M.Mann, Korine).

Aussi bien Le fils unique (1936) que Voyage à Tokyo (1953) dessinent admirablement deux contextes historiques (même si les termes paysages ou tableaux conviennent davantage dès qu’il s’agit d’Ozu) cruciaux pour le Japon : l’avant-guerre et l’après-guerre. Le fils unique décrit une ville (Tokyo) en pleine mutation, cible de l’exode rural. Voyage à Tokyo, de façon extraordinairement subtile, la défaite d’un pays en train de réinventer sa propre histoire.

Le fils unique dépolie un ensemble d’images et de situations absolument inintelligibles aux yeux de la bourgeoisie cinématographique. En d’autres termes, Ozu s’est attaché à filmer tout ce qui échappe et indiffère aux images fonctionnelles du pouvoir : le travail dans l’usine, la vie dans la campagne, l’altruisme qui s’accomplit dans des gestes et des regards, l’admirable sacrifice vital d’une mère pour son fils, le repentir d’un individu qui n’a pas su trouver sa place dans le modèle sociétal imposé à Tokyo. Certes, c’est le premier film parlant d’Ozu, mais il importe d’indiquer que les dialogues, ici, n’ont presque aucune transcendance sauf, surement, celle de permettre de faire dire explicitement à une mère qu’elle aime profondément son fils. Car il faut nécessairement rappeler que le vrai sujet de tous les films d’Ozu, et en particulier des deux œuvres dont il est question ici, n’est autre que celui d’un individu qui cherche et poursuit désespérément le bonheur des autres. C’est à ce titre que la figure d’Ozu apparaît, encore à ce jour, comme une des plus humanistes qui soit.

Voyage à Tokyo et Le fils unique révèlent un certain nombre de traits fondamentaux qui d’un point de vue formel n’appartiennent qu’à Ozu et qui, par la même, vont nourrir tout l’ensemble (même s’il reste à compléter d’un point de vue historiographique, car bon nombre de ses films n’ont pas encore vu le jour) de son musée filmique. A commencer par l’importance qui est accordée aux extérieurs, aussi bien à la ville qu’à la campagne, et qui formellement surgissent selon ce que Noel Burch aimait appeler les pillow-shots (littéralement plans oreillers). Ces plans inutiles d’un point de vue narratif s’insèrent régulièrement à l’intérieur du récit et nous livrent des belles images très variées où l’on peut observer la ville, le marché, la gare etc. Principalement, ces plans « morts » ont une fonction transitive et fonctionnent comme l’alternative à la violence de la coupe ou à celle du fondu enchainé. Fondamentalement, ces plans « vides » dénudent une déclaration de principe fondé sur le postulat selon lequel aucune discrimination n’a lieu d ‘être entre la Nature et l’Homme. Cela veut dire que l’espace familial est appréhendé comme une Nature et qu’il doit obéir à la même logique d’observation et de contemplation. Ces images qui en termes d’économie narrative n’ont aucune utilité, « ne servant à rien », trouveront leur expression radicale au cœur de l’œuvre de certains cinéastes contemporains qui feront de l’impossibilité de raconter l’Homme leur propre programme esthétique.

Or chez Ozu il s’agit exactement du contraire : ce qui définit l’œuvre d’Ozu, et ce qui simultanément la rend parfaitement complexe, c’est l’ambition d’expliquer quelque chose de l’homme à travers ses gestes, via l’impalpabilité de ses regards, par le biais de son rapport à l’espace et au temps. Le fils unique, et plus significativement Voyage à Tokyo, font du rapport à l’autre une affaire d’espace et de temps: les liens qui se forment entre les mères (il faudrait consacrer toutes les thèses du monde à la place active et bouleversante que jouent les femmes dans les films d’Ozu) et leurs fils prennent sens dans le combat affectif entre le champ et le contrechamp, dans l’écart générationnel physique et sublime qui s’établit par la profondeur de champ et l’ellipse.LE FILS UNIQUE 04

Le fils unique est un film sans précédent en matière d’enjeux de l’ellipse. La vraie question qui traverse tout le récit est celle de savoir que s’est-il passé durant toutes ces années où une mère n’a pensé qu’à l’avenir prometteur de son fils alors que celui-ci, sans qu’elle le sache, a vécu et malheureux et dans la misère. Voyage à Tokyo est un film insolite du point de vue de la profondeur de champ : la question ontologique qui parcourt obsessionnellement tout le film est celle de la distance – au sens plein du terme – qui sépare une génération d’une autre.

Ozu n’est pas condescendant, ni misérabiliste, ni critique vis-à-vis de ses personnages. Il les aime radicalement et définitivement. Le fils unique et Voyage à Tokyo font montre d’un talent de portraitiste très singulier : certaines images sont parfaitement isolables, saillissent par leur autonomie, donnent l’impression que les personnages s’adressent à nous comme s’ils cherchaient à se détacher irrémédiablement de la logique du récit ou à devenir des natures mortes, comme s’ils tâchaient de se découvrir comme des figures universalisables réclamant douloureusement une sorte d’émancipation. On peut très facilement repérer dans ces deux films un dispositif fondé sur la générosité qui consiste à accorder le temps nécessaire pour entrer et pour sortir du cadre : chez Ozu c’est tout à fait concevable de voir une figure disparaître du cadre et que celui-ci reste vide, non pas pour dénoncer l’éjection du corps dans (et de) la représentation (comme chez Antonioni) mais pour laisser le temps de se ré-enchanter avec le néant, avec l’espace vide (aujourd’hui on trouve encore ce genre de propositions esthétiques dans certains épisodes de Mad Men).

On retrouve une admirable séquence dans Le fils unique qui résume à elle seule l’entreprise formelle d’Ozu est qui nous livre des raisons suffisantes pour revenir continuellement sur son œuvre : le fils dont il est question dans le film invite sa mère au cinéma pour voir une vieille comédie musicale allemande. Outre le fait que le style de ce film se place à l’extrême opposé de celui d’Ozu, la séquence importe et émeut à partir du moment où l’on voit la mère en train de somnoler face aux images pompeuses qui défilent sous ses yeux. Le fils la regarde et lui offre un sourire. Elle se réveille. Ouvre les yeux. Regarde tendrement son fils et, en geste de complicité et de naïveté, fait semblant d’apprécier le film alors que ce qu’elle exprime réellement c’est qu’elle aime être au cinéma en compagnie de son fils. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Ils se sourient l’un l’autre. Elle se rendort.

Aujourd’hui il s’agit exactement du même cas de figure. Il est tentant de penser qu’aujourd’hui tout se passe comme si le cinéma d’avant nous souriait, nous offrait un regard nuancé d’amitié, de fraternité et probablement d’apitoiement. Il est fort probable que si Ozu voyait les œuvres qui sont produites aujourd’hui il ne comprendrait rien, s’endormirait mais serait heureux -infiniment heureux- d’apprendre que le cinéma est toujours aussi vivant qu’à l ‘époque où il en faisait. Revisiter l’œuvre d’Ozu est donc une obligation, une responsabilité à l’égard de ceux qui ont pensé l’image avant nous.

Le fils unique & Voyage à Tokyo – Disponibles en dvd et blu-ray (Carlotta)

Note: ★★★★½

3D LE FILS UNIQUE BD DEF

3D VOYAGE A TOKYO BD DEF

Enregistrer

partager cet article