« Je suis un homme fini puisque plus personne peut croire à mes mensonges ». Cette puissante et très ironique formule, prononcée par Jean-Louis Trintignant dans L’homme qui ment, résume à elle seule l’esprit qui traverse l’ensemble de l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet. Car elle nous éclaire non seulement sur le sort qui est réservé aux personnages qui habitent (et hantent) les films du cinéaste-écrivain, systématiquement condamnés à vivre dans le continent du faux et donc à ne plus être crédibles, mais elle nous informe également sur la façon dont Robbe-Grillet appréhende l’image : chez lui, celle-ci s’avère toujours insuffisante, au statut indécidable et indéchiffrable. L’image ne doit en aucun cas essayer de renvoyer à un référent factuel ou réel mais doit toujours s’installer dans le royaume de l’imaginaire afin de faire question et affirmer son équivocité.

L’œuvre cinématographique d’Alain Robbe-Grillet apparaît dans un contexte où les artistes ne sont plus contraints de produire des œuvres absolument nouvelles et singulières, mais sont forcés d’entreprendre un travail intellectuel et nécessaire d’anamnèse qui principalement consiste à se poser des questions primordiales ; des vraies questions : à quoi servent les images ? Est-il encore possible, après l’horreur concentrationnaire et atomique, de croire en l’Homme, à l’Esprit, au Récit tel qu’il a été imaginé par la Raison ? Les réponses sont bien entendu négatives mais pas pour autant stériles. Car à travers l’émergence d’un nombre incalculable et globalisé de nouvelles vagues, l’histoire des représentations va assister à la mise en place d’une critique virulente et très féconde à l’égard des formules classiques et normées qui incontestablement ne sont plus valables, ni concevables ni suffisantes pour comprendre le statut de l’Homme moderne.

La réédition par Carlotta Films de l’intégralité de l’œuvre quasiment méconnue d’Alain Robbe-Grillet permet de confirmer la singularité, rareté et importance d’un cinéaste qui n’a jamais cessé de troubler les conventions narratives et figuratives dominantes. Elle nous invite également à nous sensibiliser à la manière extrêmement cohérente et logique dont l’œuvre du cinéaste de La belle captive s’est élaborée. Tous ses films proposent des solutions différentes à un même problème théorique : comment expliquer l’Homme ? Qu’est-ce qui, dans l’Individu, nécessite d’être raconté, décrit et figuré ? A l’instar de Jean Cocteau, Luis Buñuel ou David Lynch, Robbe-Grillet n’hésite pas à s’introduire dans les réseaux de l’imaginaire afin de dévoiler ce qui dans l’Homme pose problème et représente un danger : l’irrationalité des pulsions et des fantasmes. C’est à ce titre que l’intrigue dans les films de Robbe- Grillet est absente et que seules les images elles-mêmes sont intrigantes ; troublantes et éloquentes, aussi, puisque tout se passe comme si Robbe-Grillet avait glissé impudiquement dans le champ de l’image tout ce qui auparavant avait été relégué au hors-champ par l’image dominante : entre autres, le meurtre sexuel, le sadomasochisme, les plus violentes pulsions qui soient.

La cohérence argumentative qui se dessine progressivement dans l ‘œuvre de Robbe-Grillet est parfaitement visible : L’immortelle, Trans-Europ-Express ou L’homme qui ment, ses trois premiers films, introduisent obsessionnellement la question de l’impossibilité de narrer, de constituer un scénario solide ou encore d’inventer un personnage : tout, dans ces trois films, est de l’ordre de l’esquisse, de la tentative, du brouillon, de la boucle, du vertige créateur. C’est ainsi que le principe du retour et plus particulièrement du déjà-vu est fondateur et récurrent dans les films de Robbe-Grillet : il s’agit toujours de revenir sur ce qui a déjà été formulé, mis en image ou figuré pour en vérifier sa validité, son efficacité et pour éventuellement le reformuler autrement. Il n’est donc pas anodin que Robbe-Grillet ait décidé de faire deux films radicalement différents à partir des mêmes images : L’Eden et après et N. a pris les dés. L’anagramme, figure de style littéraire qui consiste à déplacer l’ordre des lettres d’un mot pour en former un autre, trouve son expression visuelle dans le geste que Robbe-Grillet accomplit à travers ces deux pamphlets cauchemardesques post-soixante huit. Encore une fois, N. a pris les dés radicalise le principe du déjà-vu et de l’image-revenante ; il confirme de façon éminemment inventive l’idée selon laquelle Robbe-Grillet fait de l’inachèvement une figure de style majeure : aucun personnage, dans ses films, n’a le privilège d’être achevé, défini, borné.

Tout est invalidé et tout se défait puisque le royaume de l’imaginaire, chez Robbe-Grillet, fonctionne selon la logique non pas de l’abstraction ou de l’incohérence mais de la brièveté qui empêche toute fixation et de la spirale qui tourbillonne à l’infini. Précisons que l’argumentaire Robbe-Grilletien ne s’appuie jamais sur un dispositif de pensée Freudien : il ne s’agit pas d’envisager le désir et les pulsions comme des couches souterraines qui nicheraient sous l’effectivité du monde mais de faire coexister sur le même plan la réalité et les fantasmes. De ce postulat théorique se dégage un rapport à l’espace fondé sur la fragmentation et la contradiction. En somme, Robbe-Grillet ne fait que concevoir l’espace à l’image des labyrinthes Borgesiens, par ailleurs littéralement mis en scène dans le fondateur L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais mais scénarisé par Robbe-Grillet lui-même.

Si l’auteur de Le jeu avec le feu, tout comme Marguerite Duras, décide de faire des films parallèlement à son travail d’écrivain c’est principalement pour interroger les limites temporelles qui caractérisent les images en mouvement : là où la littérature permet de jouer et de déjouer grammaticalement avec plusieurs régimes temporels, le cinéma et l’image ne peuvent se conjuguer qu’au présent, le principe même de l’image en mouvement étant celui de figurer les effets de présence des choses et des êtres. Robbe-Grillet va justement s’attaquer à cette présence qui surgit de l’image au présent pour travailler les formes invisibles de la pensée : les concepts, la mémoire, les désirs. En d’autres termes, il s’agira toujours de rendre visibles les forces de l’invisible et non pas de re-présenter ce qui est déjà là. C’est précisément en ce sens que les personnages eux-mêmes deviennent « idée » « arguments théoriques » et que l’on assiste au déploiement d’une galerie d’individus ébauchés qui ne cessent d’interroger la notion même de Sujet. C’est notamment à ce titre que l’œuvre de Robbe-Grillet s’avère d’une ambition hors-norme et d’une complexité radicale. Une œuvre qui pourrait encore aujourd’hui subir le malheur d’être vue et lue en surface en raison d’un corps narratif profondément sombre et confus ainsi que d’un formalisme abstrait ; mais il importe pourtant de revenir sur un chantier intellectuel très fécond, ouvert par l’œuvre d’un cinéaste que nous avons le privilège, pour la première fois en France, de découvrir en entier.

Alain Robbe-Grillet – Récits cinématographiques (intégrale dvd/ Carlotta)

Note: ★★★★½

A PLAT COFFRET ARG DEF 9 DVD

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