En 2002 sort Funny Ha Ha, premier film d’Andrew Bujalski. Il sera suivi de Mutual Appreciation en 2006, puis de Beeswax en 2008, et de l’apparition du terme « Mumblecore » en 2005 dans la bouche de son ingénieur son, qui cherchait alors à désigner toute une catégorie de films tournés avec de très petits budgets, concernant des vies de jeune gens chez eux, discutant, marmonnant (mumble), à propos de leurs vies, leurs relations. Un genre né du faible prix de certaines caméras, et plus récemment du crowdfunding sur internet, mais surtout d’une impulsion lancée donc par Bujalski qui sera suivi de Aaron Katz, Jay Duplass… Toute une génération de cinéastes jamais diffusés en France, hormis les films plus solidement financés de Lynn Shelton ainsi que ceux des frères Safdie.

La critique française pleure sur la mort du cinéma indépendant américain depuis 10 ans. Ce cinéma a bien existé mais n’a malheureusement pas traversé l’océan. Rattrapage nécessaire.

Computer Chess est le premier Bujalski à être distribué en France (11 salles seulement…), et il n’a a priori pas grand chose de mumblecore.

Le temps d’un week-end, un groupe d’ingénieurs informatiques se retrouvent dans un hôtel pour faire se combattre leurs programmes d’échec. Nous sommes au tout début des années 1980, ce sont les premiers geeks, cheveux gras, moustaches, et visages étonnamment datés, comme si les acteurs eux-mêmes sortaient de ces années-là. Dans l’hôtel se déroule également une thérapie de groupe pour les couples qui doutent, menée par un gourou excentrique très loin des préoccupations scientifiques des programmeurs.

Le film est plus mumblecore que jamais. Le son, le scénario, le montage, les images… tout constitue une même matière instable, comme programmée par un vieil ordinateur gâteux. Le montage est constamment en crise, prêt à exploser, les dialogues techniques, poétiques et pince-sans-rire se glissent dans les séquences, tout comme ces phrases en lettres blanches pixelisées qui apparaissent inopinément sur un écran noir d’ordinateur. Le film se revêt d’une parure étrange, sans noirs, sans lumière véritable, seuls des blancs un peu salis et des gris fades. La caméra produisant cet étrange bain entre 240p et film d’entreprise, est montrée dans le film, c’est une sony U-matic datant de la fin des années 1960, avec laquelle Bujalski a tourné Computer Chess.

Cette grisaille – uniquement visuelle – fait vibrer acteurs et objets d’une même vitalité cotonneuse, celle d’un retour dans le passé créant un espace clos, espace du cadre, espace temps du film. Cet espace inclut sa propre disparition, sa déprogrammation par ce qu’il traite, soit une machine qu’on ne comprend pas encore très bien, une boîte que l’on n’ouvre jamais et dont l’instabilité vient gangréner chaque plan du film.

Il y a un désir de noyer la reconstitution et le parti pris de véracité historique jusqu’au-boutiste dans une substance qui déraille elle même et fait ainsi dérailler le film. On annonce au début qu’une fille prend part aux évènements pour la première fois, puis on suit un jeune geek dans une autre équipe qui ira lui demander de l’aide pour une expérience entre ordinateurs. Mais au lieu d’une scène de flirt évidemment attendue, le jeune se retrouvera plus tard dans la chambre d’un vieux couple libertin, qui lui propose de rester avec eux et de se « sentir libre »… Plusieurs fois le spectateur est emmené vers des images inattendues, une chambre pleine de chats, une machine suicidaire ou encore une preuve surréaliste que les ordinateurs ont une vie organique… Déraillements de l’image avec de légères perturbations, déraillements du montage, déraillement du récit…

Plus qu’un hommage au balbutiements de ce qui est aujourd’hui un morceau de notre métabolisme, le film place la découverte – et l’excitation qui va avec – dans un espace propice aux digressions burlesques et aux incartades poétiques. Une manière de retranscrire l’instabilité du rapport de l’humain à une machine dans laquelle il se projette. Le spectateur face à ce film expérimental devra chercher sa part d’humain en faisant « attention aux câbles », en gardant en tête qu’il génère lui même de l’inconnu, de l’incertitude. Quand vers la fin du film un personnage demande au caméraman « What do you see », on lui tend la caméra pour qu’il regarde par lui même. Il y a toujours un autre regard possible sur les choses, semble nous dire le film, comme le jeune geek nous dira que l’humanité ne dispose pas d’assez de temps pour calculer l’ensemble des possibilités de coups et de parties d’un jeu d’échec, d’un simple carré fait de 64 cases noires et blanches.

Toutes les regards sont alors possibles, y compris le regard d’une machine sur ses créateurs, sur le cinéma. Et la boulimie de Computer Chess, à la fois film, vision et programmateur, n’ignore jamais que l’origine de ses images est également celle de son récit et de ses personnages, tous ces éléments étant pris dans une même glaise esthétique.

Note: ★★★★½

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