Trois albums en quatre ans. Les Swans sont en train de suivre un rythme de marathonien avec ses sorties de plus en plus rapprochées depuis la réformation du mastodonte de l’underground new-yorkais en 2010, sous l’impulsion de son leader charismatique, Michael Gira. Si My Father Will Guide Me Up A Rope To The Sky (on notera l’affection du groupe pour les titres à rallonge) était assez inégal, hétérogène et brouillon – parfait album de transition -, The Seer était un monstre expérimental de deux heures, entre drone, musique ambient et noise rock… un des grands albums de l’année 2012. Un peu moins de deux ans plus tard, sort donc To Be Kind qui, comme son prédécesseur, a été composé en grande partie pendant les tournées aux quatre coins du monde que le groupe a effectuées ces dernières années. On y ressent aussi la frénésie hypnotique des prestations réputées du groupe, entre musique répétitive et transcendantale, son fourmillant et pachydermique, passages improvisés.

Pour autant – et malgré la durée similaire du nouvel opus -, il ne s’agit pas d’un clone sans ambition et réitérant les formules qui avaient fait la renommée de The Seer. Certes, on retrouve cette gourmandise et cette générosité pour les titres-fleuves : sur les dix morceaux qui composent To Be Kind, il y en a un de plus d’une demi-heure, quatre de plus de dix minutes et le plus court d’environ cinq minutes. Cependant, parler d’un faux jumeau serait plus juste, car dépassé les apparences, le nouveau cru des cygnes enragés est un album lumineux au plus haut point. Ils évacuent ici en grande partie l’oppression du monolithe précédent. Après une œuvre introspective agissant comme une chute sans fin dans la psyché torturée de son auteur, celui-ci nous invite cette fois dans une ascension tumultueuse et éprouvante vers la transe ultime. On sait, depuis ses débuts dans les premières heures des années 1980, que l’objectif de Swans est d’atteindre une certaine élévation de l’âme, de montrer qu’à travers la musique peut s’effectuer un rapprochement avec le divin, le sublime. Cela passait d’abord par un refus de la musicalité et de l’harmonie propre à la no wave des premiers opus. L’arrivée de Jarboe, véritable prêtresse du sud marécageux des États-Unis et pure enfant de la Nouvelle-Orléans, apporta une touche féminine, mais surtout de la beauté dans cette violence mortuaire au travers de sa voix enivrante. A l’orée des années 1990, la musique de Swans se calmait pour taper à la porte de la folk et du post punk, offrant alors de magnifiques albums de folk obscure ou de goth démoniaque. Deux décennies plus tard, il est désormais plus facile de comprendre le fil conducteur de l’œuvre si complexe et si riche de Swans : la spiritualité et les émotions, sous leurs formes les plus pures. On pourrait, au risque de choquer, caractériser la musique de Swans comme une musique mettant en place un nouveau psychédélisme. Après tout, l’objectif visé par ce groupe n’est pas si différent de celui des Pink Floyd, par exemple. Et To Be Kind, non content d’être une œuvre somme et totale recouvrant toute la carrière du groupe, ouvre aussi une brèche vers de nouvelles contrées musicales dont on imagine que Gira et sa bande iront explorer par la suite.

C’est donc une œuvre radieuse que nous offre Swans en ce mois de mai 2014, presque pleine d’espoir, pourrait-on dire. Il n’est pas anodin que le mot « Love » soit le plus répété dans l’album. Peut-être est-ce dû au fait que Michael Gira s’est fiancé depuis l’album précédent. On comprend donc que l’atmosphère soit moins pesante et plus positive. La présence en grand nombre des voix féminines, noyées, devenant presque imperceptibles dans les nappes sonores des différents morceaux, apporte aussi une touche davantage sensible à la musique de Swans. Il s’agit notamment de Jennifer Church (Madame Gira), Little Annie et surtout la géniale Annie Clark, alias St. Vincent, présente sur quatre titres. Toute cette nouvelle sensibilité qui fait son apparition chez Swans ne les aurait-elle pas rendus mainstream et mièvres ? Bien sûr que non, et même si des morceaux plus colorés sont présents, comme A Little God in My Hands et son funk décalé qui donne envie de danser (oui, Swans peut faire danser en 2014), Oxygen et son rock efficace basé sur un seul et unique riff, ou Some Things We Do et son minimalisme immédiat, les longues plages chaotiques, répétitives et instrumentales font également leur retour : Bring The Sun/Toussaint L’ouverture, avec son entrée de piste répétée presque 200 fois et ses bruits de chevaux hennissant en son centre ; le blues cauchemardesque et sans fin de Just A Little Boy (For Chester Burnett), hommage au héros de Michael Gira, Howlin’ Wolf ; le final destructeur et cacophonique de la pourtant douce piste finale éponyme. Swans reste Swans donc, mais devient un peu plus humain. C’est tout ce que nous dit la pochette géniale (ou affreuse, c’est selon) de To Be Kind avec ses têtes de bébés conçues par le peintre américain Bob Biggs. Ils semblent démontrer une accalmie, un assagissement du groupe. Pourtant on ne peut s’empêcher de trouver les expressions de ces petits bambins étranges, voire glauques. Elles insistent en tout cas sur le fait que quelque chose de sombre reste là, tapi, enfoui.

Chaque morceau possède son propre univers, apparaît comme une sorte de court-métrage sonore faisant voyager l’auditeur dans des territoires tous plus variés les uns que les autres. Just a Little Boy (For Chester Burnett) nous plonge dans un cauchemar effrayant à l’ambiance lynchienne, Bring The Sun/Toussaint L’ouverture, avec ses chants en français nous envoie en pleine révolution haïtienne du 18ème siècle, ou Kirsten Supine, morceau dédié à Kirsten Dunst et son personnage dans Melancholia fait office de bande-son parfaite pour le final du film de Lars Von Trier. La musique de Swans a toujours eu une dimension cinétique, surtout depuis Soundtrack For The Blind en 1996, mais elle est ici portée à son paroxysme. On comprend donc que certains moments puissent ennuyer, car l’album nécessite d’être apprivoisé pour l’apprécier pleinement et pour cela, l’attention de l’auditeur est primordiale. Sinon, cela n’a pas la même saveur. Néanmoins et contrairement au précédent, il est plus facile de fragmenter les écoutes, ce qui le rend plus digeste. Les Swans font une musique qui n’est pas forcément facile d’accès, mais une fois que l’on se laisse porter et envahir par celle-ci, on ne peut en nier l’aspect libérateur et surtout cathartique. Oui, il faut le dire, écouter To Be Kind fait du bien, à condition de s’y donner corps et âme.

S’agit-il du meilleur album de 2014 ? Difficile à dire tant l’année paraît encore longue. Mais Swans a certainement sorti-là une de ses meilleures œuvres, rejoignant sur leur piédestal le désenchanté White Light From The Mouth of Infinity et Soundtracks for the Blind qui ne cesse de surprendre, presque vingt ans après sa sortie. Ce qui est sûr c’est que le groupe surpasse le travail réalisé avec The Seerqui souffrait de sa monotonie éprouvante. To Be Kind n’est pas sans défaut, mais c’est certainement là le revers de la médaille lié à l’ambition d’un tel projet, on peut toujours trouver certains moments moins intéressants que d’autres. En tout cas, si vous êtes curieux, que les sonorités électroniques envahissantes de la musique contemporaine vous prennent un peu la tête, et qu’une musique brassant à la fois le krautrock endiablé de Can, le psychédélisme torturé de The End des Doors, les expérimentations bruitistes d’Ummagumma des Pink Floyd ou l’avant-gardisme du Bitches Brew de Miles Davis ne vous font pas peur, jetez-vous dessus, c’est magnifique !

Swans – To be kind (Auvidis)

Note: ★★★★½

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