Que faudra-t-il retenir de la keynote d’Apple du 9 septembre 2014 ? Que la marque à la Pomme a lancé sa première phablette avec deux ans de retard sur la concurrence, tout en contredisant ses intentions initiales sur le format ? Le design douteux du boitier de sa première montre, dont on ne peut pas encore affirmer qu’elle sera étanche ? Ou que U2 a offert sans préavis son treizième album, Songs of innocence, aux 500 millions d’utilisateurs I Tunes, disponible illico en téléchargement  ? Si la stratégie marketing de la bande à Bono est en soi plutôt audacieuse – dans son effet de sidération immédiat, l’effet « wow » -, il n’est pas exclu qu’une grande majorité des mac addicts qui ont suivi l’événement en direct n’aient vu dans la performance live du groupe que l’incarnation d’un rock préhistorique issu d’un autre temps, les années 80. Et U2 de passer non plus comme des champions de la communication, mais comme des suiveurs qui ne font que réitérer un plan désormais banal, puisque déjà rabâché par Radiohead, Beyonce, Pixies, Frank Ocean ou Jay Z…

Pourtant, si l’effet de surprise a été quasi complet, les observateurs les plus attentifs avaient senti venir le coup depuis février dernier. U2 avait mis en téléchargement gratuit le titre Invisible révélé pendant le Super Bowl, au profit de l’association (RED) pour laquelle milite activement Bono. Un galop d’essai pour le groupe et leur nouveau manager qui reprenait les affaires là où les avait laissées Paul McGuinness, l’impresario historique du groupe. Les apparitions télévisées de Bono et des siens au Tonight Show avaient ensuite révélé un groupe affûté en matière de promo… En promo de quoi ? Pas d’album à vendre, mais un disque sans cesse annoncé, toujours reporté, une arlésienne sur laquelle tant de producteurs se sont cassé les dents, ont été remerciés, devenu objet de rumeurs, de fantasmes et de ricanements chez ceux qui n’y croyaient plus. Quand soudain, en ce soir du 9 septembre, entre l’annonce de l’Iphone 6 et de l’Apple Watch, U2 est venu dire au monde entier qu’il était encore vivant, et qu’il avait retrouvé une seconde jeunesse.

Les chansons de l’innocence, donc… Dans tout le matériel – graphique, publicitaire – qui entoure la sortie de cet album, U2 ne cesse de convoquer l’esprit des Clash, de Kraftwerk et des Ramones. En résumé, de l’esprit punk de la fin des années 70 qu’il voudrait faire renaître, pour retrouver la flamme des débuts. Il est intéressant d’observer un groupe de la dimension de U2 coincé entre deux paradoxes qui le travaillent : courir après le titre de plus grand groupe du monde tout en désirant la respectabilité et la reconnaissance de ses pairs et rechercher l’étincelle originelle tout en développant une logique de démesure qui les en éloigne fatalement. Le relatif flop dans les charts de l’audacieux No line on the horizon n’avait pas de quoi rendre optimiste, Bono se disant déçu de ne pas entendre ses titres à la radio. Le groupe, dont le 360° Tour faisait, dans sa première période, la part belle aux morceaux de leur dernier opus, s’est ensuite employé à supprimer des set lists tout morceau de leur dernier disque qui n’était pas un tube potentiel. Exit donc No line on the horizon, Unkown caller ou Breathe, sacrifiés en concert au profit des pompiers Magnificent et Get on your boots, ou du dance floor forcé de I’ll go crazy if I don’t go crazy, tous taillés pour NRJ et RFM.

Ce renoncement à toute forme d’expérimentation et à toute prise de risque, ces longues tergiversations autour de l’enregistrement de l’album ne laissaient rien présager de bon en termes de sens et d’intentions. En résumé, qu’est-ce qui pouvait motiver ces quinquas du rock à quitter la douce quiétude de leurs villas du Sud de la France pour remettre leur titre en jeu et prouver au public et à l’industrie du disque qu’ils existent encore ? Avec Songs of innocence,U2 a trouvé une solution qui consiste non pas à revenir sur le devant de la scène en sortant la grosse artillerie, mais en jouant leur retour de façon low profile, en outsiders plutôt qu’en conquérants des charts, avec la foi des débuts, celle qui animait ces quatre garçons de Dublin à faire de la musique, avec comme seule énergie celle de l’électricité des amplis qu’on allume, des guitares qu’on branche. Three chords and the truth.

Le disque procure donc ce sentiment de frontalité rock et d’immédiateté que l’on n’avait pas entendues chez U2 depuis longtemps – le jeu de guitare de The Edge est moins aérien, plus terrien qu’à l’accoutumée, le son plus garage et saturé – ce qui ne signifie pas pour autant qu’il est dépourvu des scories spécifiques au groupe, cette générosité un peu naïve qui imprègne un titre comme le calamiteux The miracle (of Joey Ramone) où le quatuor tourne au ridicule et au grotesque à force de se prendre pour les Clash. Des morceaux de ce gabarit mal taillé, l’album en contient plus qu’il n’en faut. Il faut trier le bon grain de l’ivraie dans ces chansons de l’innocence, très inégales, plombées régulièrement par un déficit mélodique et d’inspiration, des lourdeurs dans les arrangements. Il ne suffit pas de se fier à la spontanéité d’un jam pour écrire un bon morceau, la magie n’opère pas forcément et le disque penche souvent du mauvais côté à cause de cela, malgré les efforts de production de Danger Mouse. Songs of innocence donne alors ce sentiment d’un brouillon mal dégrossi au milieu duquel surnagent quelques jolies choses, telles ce Every breaking wave déjà testé lors du 360° Tour, ou The Troubles qui fait fonction d’un sous Moments of surrender sauvé par le featuring dark de Lykke Li. Au final, on se dit que U2 n’a pas fait le choix gagnant, en sur-signifiant une modestie a priori du propos. Le caractère intrinsèquement anachronique du disque est sa principale faiblesse. Un disque de 2014, mais dont la tentative de réactiver les codes post punk et new wave n’éveille aucune nostalgie, ce qui lui interdit d’accéder à ce supplément d’âme qui en aurait fait un grand disque.

Note: ★★☆☆☆

songsofinnocence

 

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