Après son passage par la série télé avec House of Cards, David Fincher revient au grand écran. Adaptant de nouveau une œuvre littéraire, Les Apparences de Gillian Flynn, il réalise avec Gone Girl ce qui restera parmi ses films les plus importants, aux côtés de Zodiac, l’une de ses plus grandes réussites.

Nick Dunne (Ben Affleck) découvre le matin de leur anniversaire de mariage que sa femme Amy (Rosamund Pike) a disparu. L’enquête débute et tous les indices jouent contre Nick, bien vite soupçonné d’avoir tué Amy et d’avoir orchestré une mise-en-scène pour faire croire à son enlèvement. Les caméras fouineuses se pointent alors sur lui et sur ce couple modèle, et Nick est érigé en bouc émissaire, mari dont l’adultère est bien vite révélée. Il trouve secours auprès de sa sœur complice, tandis qu’il découvre des signes révélateurs d’une réalité toute autre.

Avec le temps, le cinéma de Fincher s’est dépouillé de ce qui pouvait rebuter chez lui. Les oripeaux numériques aussi tape-à-l’œil que passionnants abondants dans Fight Club ne sont plus d’actualité. Le travail avec le numérique a parfois produit un résultat grandiose : ainsi, Zodiac, quand bien même la technologie de pointe était mise au service d’un fétichisme nostalgique pour le cinéma du Nouvel Hollywood des années 70. Il produisait, au contraire, un triste résultat avec L’Etrange histoire de Benjamin Button. Le numérique ne semblait plus venir au secours de l’histoire, c’était l’inverse : celle-ci n’était que prétexte à l’étalage des puissances du numérique. Au final, Fincher signait là son film le plus désincarné. Il semble qu’avec Gone Girl, il ait trouvé l’équilibre parfait. Zodiac contenait une scène de construction d’immeuble en accéléré : de telles images ne pouvaient être obtenues que par ordinateur, elles servaient autant à signifier le passage des années qu’elles clamaient haut et fort leur statut factice. Il n’y a même plus ça dans Gone Girl. La neige dans la séquence où Nick et Amy, après leur rencontre, échangent leur premier baiser, a certainement été façonnée par ordinateur : mais le but ici est de tendre vers le réalisme.

Tout en gardant son identité, Fincher réalise donc son film le plus sobre. L’enjeu est ailleurs.

Le film aurait tout aussi bien pu garder le titre français du roman, car Gone Girl traite de la fiction des apparences. L’image est une fable : celle du couple idéal tout d’abord, bien vite craquelée mais dont Nick et Amy ont joué la représentation auprès des autres : voisins, famille, amis, et bientôt caméras de télévision.

Fincher, quant à lui, plante son scalpel dans la surface du réel et dévoile la vérité autre d’un couple qui part à vau-l’eau. De la même façon, en montrant un centre commercial désaffecté et investi par les dealers et sans-abris, il offre l’image du négatif des banlieues proprettes. En décomposant la fiction des apparences, le cinéaste réalise un grand film sur le monde d’aujourd’hui.

À l’heure contemporaine, est tenu pour vrai ce qui a transité par la communication. Gone Girl traite précisément de cela. Ce n’est pas la vérité qui triomphe, car pour tenir lieu de vérité, un fait doit d’abord être médiatisé, transformé en information. Ce qui ne n’emprunte pas les voies de la communication n’a pour ainsi dire pas d’existence. La rivalité dans le film se joue entre des personnages ayant de cet état des choses une conscience aigüe, et d’autres qui vont devoir de mettre à l’heure. Se sachant continuellement sous l’œil omniscient des caméras, les protagonistes agissent en conséquence. Observés, ils retournent l’arme à leur faveur et règlent leurs agissements en fonction de l’image qui en résultera. Ainsi, le parcours de Nick dans le film est un apprentissage de la communication. Il apparaît d’abord maladroit face aux caméras et le pays le désigne comme coupable évident du meurtre de sa femme, alors même qu’aucune preuve tangible ne l’accuse encore et que rien ne dit qu’Amy est bel et bien morte. Mais Nick va apprendre, il va endosser le rôle du mari coupable d’adultère mais aimant et plein de remords. Peu importe qu’il soit coupable ou non, tout ce qui compte, c’est la face qu’il présente à la télévision et l’opinion que le public se fera de lui. Les personnages deviennent ainsi tous metteurs en scène d’eux-même. Fincher livre une satire d’une Amérique puritaine, celle des talk-shows à l’opinion versatile. Ce qui prouve à qui en douterait que son mordant du temps de Fight Club n’a pas disparu.

Sous les feux de l’hyper-médiatisation, l’un doit faire jouer sa mise en scène contre celle de l’autre. Plus que jamais, Fincher a mis le doigt sur une vérité de l’époque.

À la fin du film, une fois l’enquête résolue et la version officielle offerte aux média, seuls quelques personnages (et le spectateur) détiendront la vérité pleine et entière, et connaîtront le récit sans ses lacunes et ses zones d’ombre. Pour les autres, il y a les versions successives des journaux télévisés, et à eux de faire avec. Voilà le paradoxe de la modernité, advenu avec le cinéma des années 70 et notamment chez Brian de Palma. C’est ce que Jean-Baptiste Thoret analysait dans 26 secondes, l’Amérique éclaboussée, réflexion sur l’assassinat filmé de Kennedy par Abraham Zapruder et sur l’influence de ce petit film amateur : les caméras sont partout et le réel est soumis à l’omniscience de la toute-vision. Mais il n’en résulte pas une lecture claire de la réalité. La réalité, au contraire, est désormais brouillée, illisible, indéchiffrable, alors même que les outils d’enregistrement ont proliféré. L’avénement des caméras et des micros n’ont servi qu’à introduire le doute. Certains personnages, dans Gone Girl, ont de cela une conscience forte et savent que soumis à l’enregistrement continuel, le réel est d’autant plus manipulable. Il peut être monté comme un film, ré-arrangé, on peut venir se placer sous l’œil des caméras en jouant une fiction qui sera tenue pour vraie par le public crédule.

Il s’agit de construire une fable qui passe pour véridique dès lors que les preuves ont été agencées de telle manière qu’elle soit tenue pour vraie.
Le mari et la femme sont des mannequins, les représentant parfaits d’une Amérique parfaite. Puis l’image que les mannequins renvoient cesse de coïncider avec leur identité profonde, avec la déliquescence de leur relation. De la même manière, une scène de crime délivre aussi bien les indices vers la fiction désirée qu’elle donne les signes de sa facticité. Ainsi, rien n’est un, tout est une chose et son contraire. L’époux parfait est aussi le mari infidèle. La femme comblée est aussi l’épouse trompée pleine de rancoeur. Tout peut signifier une chose comme son contraire. Voilà le paradoxe de l’époque contemporaine: alors que nous avons atteint la parfaite omniscience, le réel n’a pas gagné en lisibilité, il s’est opacifié, c’est plus que jamais un enfer de signes à déchiffrer.
Le virtuel a supplanté le réel, le simulacre la vérité. Mais les personnages, eux, ne peuvent se défaire de cette vérité gravée au plus profond de leur conscience et qu’ils portent comme leur croix.

Ainsi en va-t-il de Mark Zuckerberg à la fin de The Social Network : il peut bien avoir cinq-cent millions d’amis sur Facebook, il n’en est pas moins dans le monde réel l’être le plus seul sur Terre. Génial paradoxe que Fincher, venu de la pub, maîtrisant parfaitement les outils du monde moderne, soit celui qui au final balaie les fictions virtuelles pour faire triompher la vérité nue.

Note: ★★★★☆

Enregistrer

partager cet article