La nouvelle collaboration de Paul Thomas Anderson avec Jonny Greenwood et Joaquin Phoenix

Et voilà, il est là le premier grand film de Paul Thomas Anderson (on l’appellera PTA). Il en aura fallu du temps, mais il a fini par y arriver. Quelle gestation fascinante que celle du cinéma du réalisateur de Magnolia et de There Will Be Blood. De son premier coup d’essai raté, Hard Eight, en 1996 à Inherent Vice aujourd’hui, le cinéaste n’a eu de cesse que de perfectionner un style très néo-classique, proche des grandes gloires du Nouvel Hollywood, s’étirant dans la durée d’intrigues interminables – Hard Eight et Punch-Drunk-Love mis à part, toutes ses oeuvres durent plus de deux heures. Pourtant c’est seulement depuis There Will Be Blood en 2007 que son cinéma connaît un soubresaut essentiel. Si on avait l’impression que PTA ne filmait rien d’autre que son propre dispositif narratif dans ses premières œuvres (Boogie Nights ennuie malgré l’originalité de son propos, Magnolia et son intrigue chorale n’intéressent seulement que lorsque Tom Cruise apparaît à l’écran), celui-ci passait alors en arrière plan et enfin la mise en scène brillante du réalisateur pouvait exercer sa sorcellerie sur le spectateur. C’est d’ailleurs à partir de There Will Be Blood que PTA collabore pour la première fois avec Jonny Greenwood (guitariste et une des têtes pensantes de l’immense Radiohead). Un choix apportant un vrai plus à ses films tant le compositeur sait créer des bandes sonores hallucinées, approfondissant le caractère mystique des œuvres du réalisateur américain. Pourtant, et malgré le succès d’estime de There Will Be Blood, le spectateur pouvait être dérangé par l’esbroufe stylistique d’un PTA se regardant parfois trop filmer, avec son esthétique en papier glacé tout en distance. Finalement pour compléter le duo Anderson-Greenwood, il fallait un autre grand mystique, mais qui cette fois devait mener les films jusqu’au bout et ceci à l’intérieur même des images : Joaquin Phoenix. Si aujourd’hui il n’est plus à prouver que l’acteur est loin au-dessus de la mêlée des interprètes anglos-saxons contemporains, avec ses collègues Viggo Mortensen et Leonardo Di Caprio, la collaboration n’avait rien d’évidente et le pari était risqué. Pourtant The Master était un film fascinant, à la narration linéaire mais toute étriquée et ponctuée de respirations qui échappaient au contrôle imposant du cinéaste, grâce au génie de Phoenix. Presque un grand film, The Master n’arrivait pas à nous ensorceler jusqu’au bout, mais laissait augurer le choc filmique tant attendu, et le voici enfin : Inherent Vice.

L’adaptation du roman le plus accessible de Thomas Pynchon

Adaptation du roman le plus accessible de Thomas Pynchon, Vice Caché, livre définitif sur la désillusion du mouvement hippie et du triomphe du capitalisme sur une époque qui avait laissait préservé un espoir à toute une génération, Inherent Vice est comme on l’imaginait : un grand trip psychédélique et labyrinthique parfois cauchemardesque, mais aussi une magnifique histoire d’amour enfumée. Le scénario du film est plus que complexe, mais pourrait être résumé ainsi : l’ex-petite amie du détective privé Doc Sportello surgit un beau jour en lui racontant qu’elle est tombée amoureuse d’un promoteur immobilier milliardaire : elle craint que l’épouse de ce dernier et son amant ne conspirent tous les deux pour faire interner le milliardaire. En parallèle il devra composer avec d’autres affaires (la fausse mort d’un ancien drogué qui manque à sa femme et sa fille notamment). Toutes ces différentes intrigues se superposent et semblent autant perdre Doc que le spectateur. Pourtant elles convergent toutes vers une institution mystérieuse, la Gold Fang, association internationale de dentistes en façade, mais en vérité grand cartel de la drogue. Tenter de fixer une certaine logique à ce film semble tout de même vain tant la seule qui régit Inherent Vice est une logique psychédélique. Le film lui-même paraît être un long trip sous acide, parfois bordélique, mais souvent très intense et passionnant.

Ce qui fait que Inherent Vice est un meilleur film que le culte, mais sur-estimé Las Vegas Parano de Terri Gilliam, c’est qu’il maintient toujours le trouble « inhérent » au psychédélisme, c’est-à-dire ces formes délirantes et enivrantes tout autant que son attirance pour le cauchemar et l’horreur. Surtout, contrairement au film de Gilliam qui fait du délire total un vase clos débutant dès les premières secondes et se terminant à la fin, faisant de Las Vegas une ville du délire et de l’œuvre un « film-trip », ici PTA imbrique son intrigue dans une peinture très réaliste de Los Angeles et aussi de l’Amérique des années 60/70. Le délire n’est plus un fait extraordinaire et irréel, mais fait partie intégrante de la réalité. Le spectateur peut être surpris, offusqué ou halluciné, mais Doc et ses acolytes prennent tous ces événements comme normaux, car constitutifs de leur réalité. Ce qui fait que Inherent Vice est un grand film psychédélique et va rejoindre par moments des œuvres de la trempe de Apocalypse Now ou de Taxi Driver dans leur représentation de cette esthétique.

Une légèreté et un humour puissant

Le film est assez nébuleux et tordu, mais la ligne directrice reste claire et brasse tout un tas de sujets intéressants concernant l’Amérique d’alors : désillusion voire perversion des hippies (ils fricotent avec des nazis), fin des idéaux devenus mercantiles et retour au capitalisme triomphant (on entrevoit le gouverneur Reagan). « Démentiel » et « amour » sont des mots galvaudés selon Doc et il semble le seul à pouvoir encore leur donner un sens dans cette société où le « trip » flirte de plus en plus avec le « bad trip » (cf la scène de l’ignoble dentiste-parrain de la drogue qui drogue et commet des attouchements sur une jeune adolescente). Finalement tout aussi étrange qu’il est, Doc semble être le seul clairvoyant de ce monde en perdition : sa petite amie, juriste qui n’hésite pas à le balancer aux FBI (où est l’amour ?), une famille américaine modèle (papa, maman et les enfants) qui s’occupe du chargement de 20 kilos de cocaïne pour le compte de la Gold Fang, la police qui n’hésite jamais devant des pots de vins et qui fricotent avec la mafia, etc. Mais heureusement, PTA a eu la bonne idée de contourner toute cette pesanteur effrayante par un une légèreté et un humour puissant. Joaquin Phoenix joue un Doc Sportello saltimbanque et bouffon, au corps malléable rappelant les grandes heures du burlesque. Sa partition hallucinée et hallucinante permet au film de ne jamais trop céder au sérieux, même dans une séquence de meurtre plutôt violente. Au contraire, il embarque le cinéaste dans sa folie et contribue à la bizarrerie de l’objet. Ce qui était autrefois la si propre et parfaite mise en scène de PTA prend désormais un vrai sens et sert véritablement le film. Les plans-séquence si chers au cinéaste deviennent des morceaux de temps laissés aux acteurs pour faire exploser leur talent comique. Surtout, cette longueur lancinante des plans permet au film de s’enfumer d’avantage, de laisser le psychédélisme envahir les images. Le fait que PTA choisit de très peu découper ses séquences de dialogues hilarants et parfois très étranges fait que la virtuosité de son cinéma prend soudain un intérêt nouveau.

Inherent Vice n’est certes pas parfait et contient quelques moments plus longuets, mais le tout est d’une cohérence folle d’un bout à l’autre de ces deux heures trente. D’un cinéma statique, on passe à un cinéma trop plein de vie, à l’excès parfois. Paul Thomas Anderson et Joaquin Phoenix sont en roue libre. On se croirait dans une de ces si longues chansons de Can (dont l’énorme Vitamin C fait office de générique), répétitives à souhait, mais aussi très enivrantes et qui par moments explosent littéralement d’un coup de folie. Pour éviter de se faire absorder par l’aspect si bordélique de son film, le réalisateur a eu la bonne idée d’offrir à deux personnages féminins une place importante. Véritables figures fantomatiques qui hantent le film, Shasta (Katherine Waterston), l’amour fou de Doc, et Sortilège (Joanna Newsom), forment une sorte d’idéal qui mène le film vers quelque chose de plus prenant encore. Tout d’abord dans une magnifique histoire d’amour, faite de hauts et de bas, entre Doc et Shasta. Les séquences les mettant en scène sont d’une intensité remarquable. La plupart du temps filmés séparément, par un champ contre champ où chacun n’envahit jamais l’espace de l’autre, comme pour montrer le caractère impossible de leur amour passionné, il les réunit lors de moments très puissants et à l’extrême longueur, comme cette séquence de sexe où l’érotisme suinte de l’image. Ou encore dans le magnifique plan final du film qui entérine le mystère autour de leur destin. Ce mystère justement plane autour de Sortilège, narratrice du film qu’elle conte au passé et qui pourtant intervient elle-même à l’intérieur. Le choix du visage angélique de la grande artiste et compositrice californienne Joanna Newsom, au timbre de voix si particulier, lui offre évidemment un rôle d’ange-gardien. On ne sait jamais si elle existe vraiment, s’adressant par exemple à la fois à Doc et au spectateur par des regards caméras lors d’une virée en voiture, avant de disparaître de son siège le plan d’après, mais elle veille sur toute cette panoplie de personnages avec une douceur qui contraste avec l’atmosphère de l’œuvre.

Plein de mouvements contraires et conflictuels, Inherent Vice est un film bénéfique, à la fois pour son auteur qui s’accomplit enfin, mais aussi pour le cinéma américain qui voit là sortir une œuvre d’une extrême audace, difficile mais passionnante et qui propose une expérience psychédélique finalement peu ressentie ces derniers temps. En espérant voir des œuvres du même acabit de Paul Thomas Anderson dans le futur.

Note: ★★★★☆

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