Songe(s) d’une nuit de fin d’été

Jusqu’ici, la carrière de Beach House, duo américain de Baltimore composé d’Alex Scally et Victoria Legrand (oui, oui, la nièce de Michel Legrand, l’homme derrière la musique des chefs d’oeuvre de Jacques Demy, notamment) n’était qu’une longue et lente gestation d’un style qui lui serait propre : de la Dream Pop acidulée, emplie d’une nostalgie romantique douce et belle, tournée vers le passé glorieux du genre – Mazzy Star, Slowdive, Cocteau Twins -, mais soumis à une réinterprétation originale à l’aune du triomphe de l’Indie Pop. Entre son premier opus éponyme sorti en 2006 et leur avant dernière merveilleuse sortie, Bloom en 2012, Beach House est devenu peu à peu un grand nom du milieu indépendant, porté aux nues par Pitchfork et d’autres sites spécialistes de la musique Indie. Pourtant, entre le déjà très beau Teen Dream en 2010 et Bloom, s’était opéré un changement majeur, le groupe avait d’avantage lorgné vers la Pop et un peu plus délaissé les compositions éthérées qui caractérisait le précédent pour aller vers quelque chose de plus électrique, limite Shoegaze. Le passage chez Sub Pop, label de groupes plus Rock comme Nirvana, Mudhoney, Sonic Youth, ou plus récemment METZ et The Rapture aurait dû mettre la puce à l’oreille. Bloom n’avait rien d’un bulldozer Grunge et Punk, malgré sa presque parfaite analogie avec un tube de la bande à Kurt Cobain (« In Bloom » donc), mais on avait rarement autant entendu les guitares chez les Américains, ni même de riffs, arpèges et coups de fûts aussi clairs (les tubes Dream Pop The Hours et Myth, le final épique Irene ). Depression Cherry, cinquième album du duo en neuf ans d’existence nourrissait tous les fantasmes, encore plus après la découverte de la sublime Sparks, véritable hymne shoegazy qu’aurait pu très bien écrire Slowdive, avec sa guitare frissonnante d’électricité et son synthé grave mais doucereux. Le groupe allait-il définitivement se plonger dans un genre qui lui tend les bras depuis des années ?

Si la réponse est fatalement « non », Depression Cherry marquant même à certains moments un retour en arrière loin d’être déplaisant il est vrai, mais peu époustouflant. Beach House parvient quand même à renouveler sa musique par parcimonie, développe les territoires soniques de la Dream plutôt que de la Pop, pour fournir une œuvre plus mineure, mais toujours essentielle. De fait, Sparks mentait sur une présence encore plus accrue des guitares, elles se font au contraire très discrètes sur les huit autres titres qui composent l’album. De délicieux arpèges sur le très beau morceau d’ouverture Lévitation, qui porte très bien son nom, tant six minutes durant, le groupe semble mener l’auditeur le plus haut possible dans un ciel de poésie. Une douce mélancolie criante dans la sentimentale Space Song. De jolis accords aventureux mais doux, en forme de faux décollage dans la planante PPP. Ou enfin une mélodie solennelle dans la triste Bluebird. Et c’est tout. On aurait pu ajouter le final très tardif de l’ultime Days Of Candy, où le spectre de Bloom semble revenir hanter la musique de Beach House, mais cela reste anecdotique. Finalement Depression Cherry marque surtout l’avènement des sonorités synthétiques et électroniques. Symbole fort, la batterie – qui n’en est pas une puisqu’il n’y a pas de batteur ou de batteuse – n’a jamais sonné aussi faux, n’a jamais été autant pareille à ce qu’elle est : une boite à rythme. Beyond Love, 10:37, Wildflower mais aussi Bluebird sont les exemples les plus évidents. Les trois premiers sont d’ailleurs les morceaux où le synthé a sa place la plus importante, prenant le pas sur les accords de guitare pour finalement signifier autant avec une ampleur plus grande, mais aussi un esprit plus vieillot, plus nostalgique. Il est évident que Depression Cherry apparaît alors comme l’album le plus rétro de la discographie de Beach House, une oeuvre qui aurait parfaitement eu sa place au milieu des Souvlaki, So Tonight That I Might See et Heaven or Las Vegas, même s’il reste finalement très différent et moins novateur que ses ancêtres.

Depression Cherry est-il raté ? Bien sûr que non. Derrière cette pochette rouge bordeaux qui pourrait rappeler les monochromes d’Yves Klein et la faculté qu’avaient ses peintures à faire sens avec une seule couleur, se trame un album de fin d’été. La douce nostalgie habituelle du groupe devient ici plus violente, une espèce de mélancolie acidulée, désabusée et limite psychédélique sur les bords. Space Song fait évidemment écho au Space Rock des Spacemen 3, et leur musique sur un fil, entre élévation cosmique et bad-trip chaotique. Ici rien d’aussi trivial, mais la disparition progressive des instruments au prix de sonorités électroniques usées, datées (tout le contraire de la Dream Pop léchée et catchy de Bloom) offre une ambiance beaucoup plus nuancée qu’auparavant… moins mignonne et douce. Depression Cherry joue beaucoup avec ce décalage d’une chanson à l’autre, d’un couplet à l’autre. Il s’agit finalement d’un album crépusculaire, d’un coucher de soleil du dernier jour d’été. On se remémore avec joie les beaux moments vécus sous la chaleur du soleil d’or de juillet qui avait tragiquement laissé place à la moiteur et à la lourdeur des journées orageuses d’août, annonçant le déclin du beau temps et le retour à la grisaille. Pourtant, on profite des derniers rayons dorés devenus sépia et des quelques effluves d’ardeur avec une belle insouciance un peu maussade. Ce sentiment ambivalent, une espèce d’apocalypse miniature, inonde Depression Cherry et en fait sa plus grande beauté malgré la longueur de certains titres et leur redondance excessive. Depression Cherry pourrait alors opérer comme une espèce d’introduction à une oeuvre culte de Dream Pop cauchemardesque un peu oubliée, Floating Into The Night de Julee Cruise. Si vous savez, la fameuse chanteuse de « Mystery Of Love » dans la B.O. de Blue Velvet, chef d’œuvre de son compagnon d’un temps, David Lynch. Elle participa aussi à un autre monument, Twin Peaks, dans lequel elle joue avec son groupe dans le fameux bar de la mystérieuse petite ville de l’état de Washington. L’adjectif « lynchien », sans être présent excessivement, est justement ce qui correspond le mieux au nouvel album de Beach House. Et la voix unique de Victoria Legrand, hybride – une sorte de mezzo-soprano capable de simuler le masculin tout en restant totalement féminin – aurait eu parfaitement sa place dans la Black Lodge lynchienne. Toute sa bizarrerie nous met sous hypnose et emporte nos âmes vers un ailleurs lointain et proche en même temps, rassurant et angoissant. En un mot : onirique.

Note: ★★★½☆

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