En 20 ans, Radiohead a profondément ébranlé la musique populaire : du rock alternatif de leur second opus, et première perle, The Bends (1995) à la pop glacée et avant-gardiste des jumeaux Kid A (2000) et Amnesiac (2001) sortis à un an d’intervalle, en passant par l’incontournable usine à hits OK Computer (1997) ou le frais et polymorphe In Rainbows (2007). Cinq œuvres brillantes, presque sacrées de la musique moderne, des astres indétrônables et figures inspirantes pour bon nombre de groupes et genres contemporains. Chaque nouvel album du quintet originaire d’Oxford – auquel on peut rajouter un sixième membre en la personne du producteur Nigel Godrich – est attendu fébrilement comme le messie par le public mais aussi par la presse qui n’hésite jamais à tarir d’éloges ces génies. Cinq années auparavant, The King Of Limbs avait majoritairement déçu, malgré quelques très bons morceaux, en partie pour son absence totale d’accroche et son parti pris extrême de supprimer toute mélodie. Radiohead avait déjà su se relever après les avis dubitatifs liés à la sortie du controversé Hail To The Thief en 2003 – sorte de OK Computer 2.0 pourtant très réussi. Mais les multiples projets solos des membres principaux (les B.O. de Jonny Greenwood, Thom Yorke avec Atoms For Peace et Tomorrow’s Modern Boxes) et les années s’écoulant sans réelles tournées laissaient penser à une bien triste et indigne fin pour cet immense groupe.

Cependant, fin 2015, Radiohead montait une mini-entreprise, Dawn Chorus LLP (singeant des procédés similaires utilisés pour l’enregistrement de In Rainbows et The King Of Limbs) en plus de mettre en ligne le titre qu’ils avaient enregistré (mais finalement refusé) pour le dernier navet de la saga James Bond, Spectre. Passé maître en promotion depuis la sortie numérique de In Rainbows en 2007, le quintet finit par révéler au compte goutte plusieurs indices début mai annonçant la sortie imminente du LP9. Nommé A Moon Shaped Pool, et doté d’une pochette plutôt abstraite, froide mais organique, il annonçait un virage moins déshumanisé quoique toujours sombre, ce que confirmait la mélancolie ambiante des premiers titres dévoilés, Burn The Witch et Daydreaming. Au final, et après plusieurs écoutes (le minimum pour un album de Radiohead qui se doit d’être digéré), c’est effectivement à un très, très grand retour auquel nous assistons après les égarements du groupe depuis 2011.

Comment innover en 2016 après avoir déjà retourné dans tous les sens la musique populaire ? Radiohead a eu l’excellente idée de continuer à fuir le tube interplanétaire (qui lui allait si bien dans les années 1990 avec Creep, Just, Karma Police ou No Surprises) pour sonder les méandres des structures complexes. Paradoxalement, il s’agit ici d’un de leurs albums les plus accessibles, à ranger à côté de OK Computer, Hail To The Thief ou In Rainbows. Peut être parce que, malgré le spleen ambiant, c’est avant tout la recherche de la lumière qui transporte chaque musicien dans cette entreprise. Si les morceaux éprouvent en leur sein diverses mutations, abruptes ou non, paraissent parcourir les profondeur les plus ténébreuses, ils sont comme traversés par un seul et même fil d’Ariane, éclatant et lumineux.

La présence inattendue mais presque évidente d’instruments à cordes issus du talentueux London Contemporary Orchestra, offre d’ailleurs un éventail de sonorités nettement plus large que la monotonie des basses de The King Of Limbs. Burn The Witch aurait été beaucoup moins marquante si Jonny Greenwood avait remplacé les violons et violoncelles par la maestria de sa six cordes. De même que la grandiose The Numbers nous donne d’avantage le tournis en jouant sur la confusion de la pluralité sonore de ces instruments. Pour autant, Radiohead ne fait pas dans le classique et les fans du groupe retrouveront son grand songwriting. Comme ce qui fait qu’une ballade acoustique n’est jamais seulement cela depuis l’énorme Paranoïd Androïd. Present Tense présente dans le répertoire live du quintet (comme bien d’autres sur ce LP9, mais n’allez pas croire qu’il s’agit de réchauffés) agrémente cette base avec des éléments de Bossa Nova d’une douceur et chaleur rayonnante. Desert Island Disk joue dans un registre plus Folk/Americana mené par le chant susurré de Thom Yorke et des effets très atmosphériques. Un voyage dans les territoires de l’Amérique sous les vents pluvieux de l’Angleterre mélancolique de Radiohead. Précieux.

La mélancolie, c’est justement le sentiment qui anime les 52 minutes de A Moon Shaped Pool, mais elle est tendre et accueillante, non destructrice. Les chansons qui transmettent le mieux cette sensation sont très certainement les enchanteresses Daydreaming, Glass Eyes et True Love Waits qui clôture l’opus. Articulée autour d’une mélodie entêtante et émotionnelle sur piano, elles brisent néanmoins leur minimalisme par des arrangements et effets de toute beauté : des nappes de violons sur Glass Eyes, des cloches hypnotiques sur Daydreaming ou bien cet instrument toujours aussi fascinant qu’est la voix unique de Thom Yorke sur True Love Waits. Ce dernier donne justement enfin une place méritée et ainsi une seconde vie à ce titre acoustique présent dans l’EP live I Might Be Wrong sorti en 2001. Thom Yorke, fort de ses expérimentations vocales effectuées ces dernières années sur ses projets en demi-teinte, semble maitriser son art comme jamais. Tantôt en retrait dans les premiers instants de Daydreaming, tantôt quasi lyrique sur l’intense Tinker Tailor Soldier Sailor Rich Man Poor Man Beggar Man Thief et son titre à rallonge, il parait évoluer littéralement dans un autre monde que le notre.

Tout comme les frères Greenwood, Phil Selway, Ed O’Brien et Nigel Godrich sur des titres aussi enivrants que Ful Stop ou Decks Dark. Le premier et son atmosphère de Krautrock oppressante et cauchemardesque fait penser aux meilleurs instants du 3 (Third) de Portishead tandis que la seconde est peut être le plus beau morceau Pop de l’album. Éthéré, avec quelques accords de guitares et surtout une renversante harmonie entre son piano et ses effets électroniques, elle atteint l’acmé du talent de ces artistes en la matière. A ranger avec les Lucky, Morning Bell et autres Pyramid Song. Et puisqu’il faut trouver un vilain petit canard à ce tableau de chasse approchant la perfection, il sera à trouver en Identikit, non dénuée d’intérêt mais intercalée entre deux grands moments de A Moon Shaped Pool, un Glass Eyes à fleur de peau et le Jazz/Post Rock/Classique de la sublime The Numbers. Par sa retenue elle parait alors en dessous du reste. Pourtant on peut y retrouver de beaux chœurs, une légère énergie Rock (dont un solo de guitare) et des synthés rétros originaux.

Radiohead est toujours au-dessus du lot, du moins quand le groupe s’applique et profite de la créativité folle de ses 6 facettes. Car A Moon Shaped Pool, tout aussi cohérent qu’il est, évite le piège de la monotonie de The King Of Limbs et offre une suite directe au prodigieux In Rainbows tout en explorant de nouvelles contrées musicales encore vierges dans la conséquente discographie des Oxfordiens. S’il n’est pas aussi innovant que l’était OK Computer ou Kid A à leur époque, ce neuvième disque reste cependant un sommet de songwriting (sans oublier les paroles toujours aussi nébuleuses que l’on n’aura pas fini de déchiffrer avant longtemps) qui lui permet de s’élever au-delà du reste de la production musicale de 2016 et de se faire une place dans le panthéon des chefs d’œuvre du groupe. Le Roi n’est pas mort, vive le Roi !

Note: ★★★★½

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