Le retour du « voyant »

Cela fait à peine quatre années que l’on attend le successeur de Channel Orange et pourtant le retour de Frank Ocean a cristallisé depuis 2012 des réactions complètement folles sur internet. À tel point que nombre de « memes » ont vu le jour, dépassant le simple champ de la musique. L’artiste lui-même a joué avec les nerfs de ses fans, notamment via des photos sous-titrées « Boys Don’t Cry » ou « I got two versions » laissant planer le mystère. Le projet vidéo qui accompagne le premier des deux albums, Endless, et sa vidéo interminable enregistrant la lente construction d’un escalier en ressemblant au symbole infini, est à la fois conceptuelle et peut être vue comme un pied de nez aux fans les plus enragés. Quatre d’ans d’attente qui ont donc paru une éternité, c’est mesurer l’incroyable rayonnement de Frank Ocean qui avait ,avec Channel Orange, créé un univers musical ultra-contemporain (samples de jeux vidéos, référence à la pop culture, éléments électroniques comme sur l’immense tube Pyramids, etc.) et affichant de belles références (Soul, âge d’or de la R’n’B, Rock, etc.). L’ancien homme de l’ombre des enfants terribles du collectif Odd Future (Tyler The Creator, Earl Sweatshirt, Vince Staples, etc.) affichait une personnalité singulière, modeste qui plus est, et créant une musique à la fois dans la continuité d’un style tout en ayant une tendance à l’universalité. Après un long feuilleton – révélant non pas un mais deux albums ! – Frank Ocean faisait donc son grand retour et se devait de ne pas décevoir.

À la candeur pudique de la pochette de Channel Orange succède ce corps mis à nu dans ce qui semble être le décor d’une salle de bain. Le changement brusque d’imagerie (d’un visuel stylé et iconique à un autre plus brut et intime) peut choquer, il est néanmoins logique. Car Frank Ocean a déjà fait sa mise à nu quand, en 2012, peu après la sortie de son premier opus, il annonçait dans un communiqué dévoilé sur le web, son homosexualité. Dans un milieu aussi hétérocentré et machiste que le Hip Hop et la R’n’B, la démarche est sans précédent et courageuse. Et finalement, ce visage caché n’est qu’un leurre, ou plutôt une indication. Si Frank semble masquer sa face, on peut néanmoins la retrouver démultipliée à l’intérieur de chacun des titres de ce diptyque.

Intime c’est justement le mot qui va le mieux à cette hydre à deux têtes. Frank Ocean produit une musique hybride, un brin futuriste, mais mettant toujours en avant les inspirations du chanteur-compositeur (ici, et selon son communiqué, on y croise Bowie, les Beatles, Gang of Four, Brian Eno, James Blake, Beyoncé, etc.). Si vous trouviez que Channel Orange faisait partie du gratin de la R’n’B la plus sophistiquée, attendez de poser vos oreilles sur ces deux opus. Endless et Blonde sont d’une complexité monstre qui nécessite plusieurs écoutes avant de vous faire succomber. Néanmoins il y a quelque chose qui vous fera à chaque fois revenir, son génie qui transpire, suinte à la moindre seconde. Tout un tas de données, combinées aux paroles toujours plus autobiographiques (cette fois, le « she » disparaît et l’ambiguïté sexuelle n’est plus de mise) qui conçoivent donc une bulle intimiste autour de ces productions. Par ailleurs, on peut noter la présence d’interludes personnels venant parsemer ce voyage intérieur auquel l’artiste nous invite : message sur un répondeur de sa mère sur Be Yourself, confession de Sebastian sur sa rupture avec son ex à cause de Facebook sur… Facebook Story.

Endless ne sera certainement pas celui vers lequel on reviendra le plus. Concept avant toute chose, cet album se compose d’une multitude de morceaux courts, sortes d’ambiances sensorielles qui font office d’ouverture à la flamboyance artistique de Blonde. On y retrouve tout de même une magnifique reprise de At Your Best (You Are Love) de la regrettée Aaliyah (déjà une reprise des Isley Brothers) produite par Jonny Greenwood himself. La performance vocale de Frank Ocean, toute en fragilité et l’instrumentation, atmosphérique et discrète en font l’un des plus grands moments de sa jeune carrière. Globalement plus froid, avant-gardiste et éthéré que Blonde, Endless fourmille de collaborations avec James Blake, Alex G, Sampha ou Jazmine Sullivan et ouvre des pistes quant aux futures œuvres de son auteur.

Blonde est quant-à lui un authentique chef-d’œuvre à la hauteur de son prédécesseur déjà culte – pour ne pas dire supérieur (?). Les morceaux s’étirent, laissant dévoiler leurs richesses inouïes, des éléments faisant leur apparition avant de disparaître ou muter. Littéralement, Blonde est un album de musique progressive. D’ailleurs la présence à presque chaque titre de somptueuses lignes de guitares saturées d’effets rendent finalement la comparaison loin d’être absurde. Acoustiques (Self Control), électriques (Nights), rêveuses (Ivy), étouffées (Skyline To), abstraites (Seigried), les guitares dominent une belle partie de Blonde et perpétuent l’ouverture musicale de l’icône. Rassurez-vous, on retrouve aussi quelques orgues (Solo, Godspeed), quelques beats Hip Hop (Nikes, Nights), des cordes à tomber par terre (Pink + White). Mais Frank Ocean surprendra aussi avec des éléments d’Ambient, voire de Drone – on comprend les remerciements faits à Brian Eno. White Ferrari produite par James Blake aurait pu justement sortir toute droit de The Colour In Anything, tandis que l’ultime piste, Futura Free se joue de nous, passe de belles notes au piano avant de se conclure sur une instrumentation presque Trap qui pourrait provenir de The Life Of Pablo de Kanye West. Et puis il y a Pretty Sweet, étrange bijou, qui commence dans un brouhaha sonore avant de distiller ses secrets : quelques accords de guitares, une voix robotisée, un beat qui s’affole, des chœurs d’enfants.

Blonde ne ressemble à rien de connu et pourtant, il sonne totalement comme une œuvre de Frank Ocean. On y retrouve sa personnalité unique et les expérimentations de cet album – ce caractère changeant – forment les parfaits réceptacles pour ces histoires de déceptions amoureuses, d’innocence perdue, de rêves atrophiés, d’expériences hallucinogènes, d’Eros et Thanatos, etc. Blonde est un grand recueil de poésies modernes qui embrasse la forme si lyrique et insaisissable de l’art cher à Baudelaire. Et justement Frank Ocean, avec son romantisme exacerbé teinté de spleen, ne poursuit-il pas quelque part l’héritage du premier des « voyants » – comme Rimbaud l’a nommé ?

Endless
Note: ★★★½☆
Blonde
Note: ★★★★½

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