Les femmes-araignée

La caméra chevaleresque et son fier destrier qu’est l’objectif ont, tout comme leurs homologues statutaires moyenâgeux, de tous temps combattu contre un ennemi bien global, brandissant eux-mêmes bien fièrement sur leur bouclier les armoiries catégorisantes d’une immense hiérarchie. Suite à cette fière bataille axiologique, ils rentraient l’épée sanguinolente du sang de l' »autre » pour jouer avec leurs femmes-objet, enfermées dans une tour.

Le cinéma a mené cette bataille des décennies durant : celle du stéréotype, du manichéisme et surtout du sexisme. Car quoi de plus machiste que de se servir d’un objectif cinématographique comme d’un pénis, avec une femme qu’on veut subvertir en lui attribuant des rôles dégradants par l’étau -se voulant délibérément sexiste ou non- réducteur, souvent même dans une entreprise de création d’un portrait dit « féministe » (bien que l’on ne puisse pas nier l’influence culturelle et les avancées qu’elles apportent).

Seulement – et c’est ce que Mike Mills a bien compris en se saisissant de la structure chorale (que l’on pourrait qualifier de communautaire) et en retranscrivant le chaos de nos interactions qui s’effritent à nos idéaux genrés et stéréotypés -, on ne saura jamais totalement comprendre la Femme. Ni la peinture de biopics d’entrepreneuses de renom ou encore de super-héroïnes pendants érotisées et gracieux de leurs confrères masculins, ne sauraient rendre honneur à la Femme pour ce qu’elle est vraiment : pas un bibelot sensuel objet de culte physique et encore moins une réactualisation féminisée des valeurs patriarcales, mais bien un être humain réflexif, méditatif et dont les luttes dépassent éminemment le cadre qu’on a voulu leur imposer.

Une Femme comme celles que nous présente ici l’artiste, prises fébriles dans les sables mouvants de la vie, mais solidement ancrées dans le roc de l’amour qu’elles portent pour la vie, sous quelles que formes qui se manifestent en observant d’un œil toujours singulier et irréductible l’agitation de l’humain qu’elle engendre, de ce monde dans lequel elle s’insère de plus en plus à mesure que le reste s’en détache.

Insérant son intrigue d’une profondeur et d’une étendue impressionnante au sein d’une communauté de trois générations de femmes et deux générations masculines, groupe dont il éclatera la globalité pour dresser des portraits uniques et singuliers soulignant mieux les rapports de chacun, c’est au travers de la figure d’Annette Bening que se diffuse le sens du film, cinquantenaire mère d’un jeune adolescent confrontée à la solitude et libérée avant l’heure avec ses consœurs de la Grande Dépression. Tel un vieil oracle observant les mutations du Monde du haut de sa colline, elle transmet une première idée de la Femme Contemporaine indépendante qui intériorise la nouvelle mouvance d’une époque qui la rejette pour sa vieillesse en inhalant la fumée de ses cigarettes dans le fond de sa chambre. En effet, nous pointons là le thème central de l’œuvre : la passation, d’un cadre de vie réducteur à celui, aux sens et aux idéaux éclatés et dispersés, plus libre, du Monde Moderne des 70’s.

Et c’est alors que, malgré la focalisation consécutive sur les cinq protagonistes qui impose un cadre strict à l’œuvre et qui pourrait en enfermer le sens, l’esquisse abstraite, ouverte et poétique d’une Anthropologie du monde humain quadrillé par les stéréotypes se profile. Pris dans le même mouvement follement lyrique du punk, de la libération sexuelle, du rejet de l’American Dream traditionnel qui ne dupe plus, ces femmes et ces hommes réévaluent la notion d’individu pour rejeter l’Autre comme sexué. Le personnage de Bening rêve d’une vie avec le viril Bogart, celui de Greta Gerwig d’élever des enfants, quand Elle Fanning veut une vie d’indépendance absolue et exempte de tout attachement.

Et les formes artistiques employés pour embrasser ce « Joyeux Chaos », entre aplats de couleurs vives étonnantes, travail sur les influences esthétique pop des années 70 dont on tire la substance (avec, notamment, la sublime scène de fuite en voiture sur les routes de L.A. où le tracé du véhicule strie l’image de faisceaux aux couleurs 3D), jeu sur la rapidité de l’image ou encore l’intermédialité avec l’utilisation de photographies artistiques et d’images d’archives, permettent à Mike Mills de jouer avec l’ambiguïté et la douce folie du monde, avec une humilité déconcertante tant le tout est simplement beau.

Mais la véritable intelligence du film réside en la peinture des figures masculines, illuminées par celles de ces trois femmes : récit quasi initiatique en ce que les portraits « exemplaires » sont à destination du jeune fils de la doyenne, Mike Mills part ainsi à la recherche d’une définition de l’homme moderne, qui voudrait se trouver une place après la perte du rôle de mâle dominant. Le personnage de Bill Crudup, lui, incarne le motif éculé du bricoleur renfermé et conquérant sexuel qui semble être pris contre son gré dans le carcan que la société lui a, à lui aussi, imposé. Redonner une voix à cet homme de l’ombre à la sensibilité longtemps étouffée, au même titre qu’à la femme, est un choix profondément singulier et humaniste de la part du réalisateur : au-delà d’un militantisme féministe plus que nécessaire, au point de parfois sembler assister à une intervention pragmatique du Planning Familial, c’est le mouvement entier d’un monde dont les individus sont des abysses inconnus de chacun à explorer, débordant des cadres qu’on leur impose, qu’on nous présente ici. Et, comme la déesse égyptienne Nout, symbole du ciel nous couvrant tous, ces femmes se font narratrices du chemin de l’humanité, pointant même les grands booms à venir avec l’an 2000.

Cet aspect oraculaire du personnage d’Annette Bening, quasi omniscient, qui peut annoncer les morts respectives et les dangers à venir, applique à l’œuvre un paradoxe qui deviendra son fil conducteur, tout comme celui de la vie : à mesure que l’on avance vers la liberté et le progrès, se défilent les digues de nos vies anciennes, et les dangers pointent alors. Car, bien que toutes en quête de libération, ces femmes ont désormais à combattre ce besoin de quête de sens : de compréhension de soi en tant que femme, de l’homme, de l’autre, mais aussi de la vie. Et ce qu’il y a de plus puissant dans l’œuvre de Mills, c’est que toute l’émotion et l’essentialité de cette bataille intérieure s’effectue dans la quasi-immobilité, dans un récit jalonné de petites actions, d’événements de la vie auxquels nous participons tous un jour, élevant les passions, les préoccupations et les batailles quotidiennes des femmes au rang d’actes héroïques et exemplaires.

20th Century Women se positionne alors comme une œuvre imparfaite, ne prétendant pas marquer de par son formalisme ou son brio de réalisation, mais en tant que rare film à la hauteur de la femme et de ses combats toujours aussi actuels… Une œuvre arachnide aux yeux multiples, dont la vision est éclectique et kaléidoscopique, mais qui se rapporte toujours au même corps d’insecte, dodelinant de ces trois pattes féminines sur la fine toile de la vie que ces dernières tissent et détissent pour l’Homme universel.

Et le film le fait ressentir (plutôt qu’il n’en parle) bien mieux que n’importe quel mot : « Peu importe ce à quoi tu t’attends, la vie s’occupera toujours de te surprendre ».

Note: ★★★★☆

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