Briques à braquer la pop culture

Puisque le thème du film lui-même permet un joli placement de produit, débutons cette analyse critique de l’œuvre de Chris McKay par un bref moment de nostalgie.

La marque mythique, créée en 1932 par Ole Kirk Christiansen dont la profession première de charpentier explique bien des choses, a permis à l’industrie du jouet, d’une part, de s’affranchir de la représentation habituelle pour des objets stylisés et ludiques, mais surtout de puiser l’essence du jeu, jusqu’à l’inscrire dans l’esthétique épurée, ironique et interactive même de ses créations. Dans nos Lego(s) s’incarnaient les notions de simulacre, de dérision et d’idéalisme, jusqu’à faire de l’archétype même son argument de vente. Chaque pack nous permettait, en emboîtant les petites briques à notre convenance, de reconstituer un monde, un univers, un « type » particulier (médecin, fermier, policier, etc.) et drôle sur lequel notre intellect et nos mimines avaient toute prise.

Dans ce film pour lequel nos a priori étaient immenses, Chris McKay et sa sans nul doute incroyable équipe technique manipulent les éléments fondateurs de la philosophie de la marque – déclinée en jeux-vidéos, BD, films et autres supports depuis bien des années – pour accorder la flamme de vie aux Pygmalions ridiculisés des héros DC Comics et autres grands méchants de la pop culture. On y retrouve, sous forme d’easter eggs qui toujours portent un fragment du sens total, des vilains tels que Godzilla, Voldemort ou les Gremlins, et leur apparition permet même une remise en cause des derniers tollés critiques de la maison, comme ceux de Suicide Squad ou Batman Versus Superman. Bien au-delà de la simple stratégie marketing ultra-référencée et visuellement étourdissante qui permettrait à la marque d’écouler ses stocks, la franchise nous plonge dans une réflexion sans l’ampleur d’un chef-d’œuvre, mais efficace et lisible par tous, intuitivement, comme le ludisme de la marque le revendique.

On suit ici les aventures du héros DC (voire de tous univers confondus) le plus marquant et prolifique, tant quantitativement que qualitativement, de l’Histoire des arts visuels. Hormis l’incursion subtile et majestueuse de Christopher Nolan dans une relecture du mythe plus ambiguë, le héros masqué à la voix rauque est souvent réduit à des caractéristiques déterminantes comme la plupart de ses confrères. C’est en cela que Lego Batman Le film puise son intelligence : sous couvert d’un spectacle familial d’une heure et demi, il est tout d’abord une réflexion construite sur l’ethos, notre image.

Le spectateur de plus de dix ans est en droit de repousser, tout d’abord, tout processus d’immersion dans l’intrigue et d’identification aux personnages : ce sentiment s’inscrit dans la démarche de mise à distance voulue par le réalisateur. Malgré l’apport très plaisant des images de synthèse, ce sont bien des briques et des archétypes que nous observons évoluer. Mais Chris McKay, par ce moyen, se permet une réflexion sur ces modèles mondialement partagés que sont les super héros, travaillant sur l’idée d’axiologie désuète qui portait jadis les « gentils » en parangon de propagande, et les « vilains » en contre-modèles symbolisant l’ennemi politique.

L’œuvre tend ici vers l’analyse psychologique du Vice Versa de Peter Docter (sans en égaler la grandeur, bien entendu), ou encore du Toy Story de John Lasseter dans son étude des symboles véhiculés par nos jouets. Batman, milliardaire imbu de lui-même oscillant entre le Bien et le Mal, permet d’ouvrir une réflexion sur l’égoïsme, le rapport entre héroïsme vengeur et justice, ainsi que la surexposition de notre image en cette ère où chacun se veut être le héros de l’Autre, ne serait-ce que numériquement. Et là encore, l’importance du jeu dans la compréhension philosophique et sociale du monde se retrouve à travers l’allégorisation du jugement dans la brique. Surveillant la prison céleste abritant les plus grands méchants de l’univers, une brique clignotante selon son humeur (ce qui nous ramène une fois de plus à Vice Versa), seul personnage aussi « désincarné », se fait justicier suprême par-dessus tout ce beau-monde. Cette petite brique, ne serait-ce pas notre souvenir d’enfance ?

Ce mécanisme satyrique s’insère, plus étonnant encore, dans une rythmique exacerbant les codes des méga-productions super-héroïques et d’autres œuvres amenant leur lot d’action et de destructions massives, pour à la fois en vanter les vertus morales et philosophiques, leur esthétisme pop qui jalonne nos esprits de spectateurs contemporains, mais aussi pour tourner en dérision, dans une critique en creux, leur grandiloquence parfois vaine. Ballotés entre des combats aériens explosifs, les mécanismes d’autant plus drôles et appropriés (dans la forme de l’œuvre) d’un Joker qu’on aime même (voire d’autant plus) dans cette représentation, et les séquences de beatboxing de la Chauve-Souris, chaque instant tend à être vécu comme la réactivation de toutes les sources de plaisir de la Pop-Culture, se basant sur le mécanisme fondateur et attractif du cinéma : du plaisir étourdi vers la réflexion, vers l’idée. Bien entendu, l’œuvre n’atteint pas la profondeur de ses influences, ni leur aboutissement, car elle peut laisser un sentiment d’inachevé, de « nécessaire rapidité » sans accalmie aucune qui atténue fortement son intérêt. Le retour sur les différentes interprétations du Batman, le tempo survolté de l’œuvre qui en fait un spectacle de grand divertissement que l’on peut regarder sans culpabilité tant la drôlerie potache et satyrique en démontre la vanité et le plaisir, tout cela permet à l’œuvre d’accomplir la tâche éducative de réflexion sociétale qui est le lot des habitants de nos vieux bacs à jouets.

La reprise des codes souvent éculés de ce type de productions, jusqu’à la substantifique moelle théorique de menace massive d’une ville entière d’innocent par des forces supérieures que seule un domaine hors du rationnel peut contenir (à savoir, ici, la « Prison céleste »), permet de leur redonner sens, de souligner l’importance de la réactivation de ces derniers dans les œuvres Pop que l’on connaît tous. Prenons l’une des dernières scènes pour illustrer cela. Lors de la bataille finale sur le territoire de Gotham, on assistera à un beau (mais ridicule à en pleurer de rire) moment de réconciliation entre les deux ennemis de toujours, le Joker et le Batman, qui s’avouent enfin leur « Amour-Haine », ainsi que de cohésion entre super-héros et habitants de Gotham qui s’imbriqueront littéralement pour sauver leur ville. Ajoutez à cette relativisation de la grandeur héroïque par le comique satyrique la superbe direction de l’image toute en profondeur, en contrastes et en reflets délibérément factices, et vous aurez la réelle impression de surplomber un tapis de jeu sur lequel s’emboîtent et se déboîtent nos codes sociétaux, notre bagage pop-culturel inconscient et l’idée de représentation filmique, par un jeu avec le spectateur que ce dernier ne peut renier, tant son plaisir (commun à tous) d’omniscience et de maîtrise est total.

Note: ★★★½☆

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

partager cet article