Avec plus de 80 films et trente-neuf ans de carrière, Mikio Naruse a offert au cinéma des portraits de la société japonaise des plus justes. Il a toujours souhaité montrer la réalité plutôt que le strass et les paillettes et a toujours réussi à faire la peinture de réels humains, à travers les personnages qu’il a écrits dans ses nombreux films. Ici, on s’intéresse à Quand une femme monte l’escalier, réalisé en 1960 avec, au centre de l’intrigue, un personnage féminin qui semble ne s’attirer que des malheurs.

Ce personnage, c’est Keiko (interprétée par Hideko Takamine), une hôtesse de bar qui a perdu son mari et qui, approchant la trentaine, souhaiterait ouvrir son propre établissement dans le quartier de Ginza, à Tokyo. Durant tout le film, les personnages la surnomment Mama du fait de sa présence presque maternelle, que cela soit auprès de ses collègues (elle ramène par exemple une de ses associées chez elle, Junko, afin qu’elle se repose après une nuit trop alcoolisée) ou auprès de ses clients (elle se montre toujours extrêmement bienveillante envers chacun).

Le film s’ouvre sur  une scène particulièrement représentative du reste du film. Alors que toutes les filles du bar célèbrent le départ d’une collègue qui se marie et s’en va à la campagne vivre une vie de famille, Mama, elle, a une réunion avec deux hommes qui veulent la contraindre de ramener au bar un client qu’elle ne porte pas dans son cœur, mais qui est particulièrement riche. Il y aura toujours cette dualité entre la sphère publique, qu’elle sera contrainte de toujours mettre en avant et la sphère privée, qu’elle devra laisser de côté. On retrouve cette idée des deux mondes dans l’escalier du titre. Le bar où elle travaille est à l’étage d’un bâtiment et pour y accéder, elle doit donc prendre un escalier. À chaque fois que Keiko monte ces marches, il y a un gros plan sur ses pieds qui gravissent lentement. Encore une fois, c’est un détail qui montre la frontière entre le monde des faux semblants qu’elle rejoint, en allant sourire et plaire à des clients et son monde intérieur qui voudrait ne pas travailler dans ce milieu qu’elle répugne.

Durant tout le film, Keiko est violentée, utilisée, peu respectée, insultée et ce, quasiment toujours par des hommes. On retrouve la patte de Naruse qui a toujours apprécié montrer la situation de la femme dans la société japonaise hautement patriarcale du milieu du 20ᵉ siècle. Que cela soit ses clients, qui malmènent verbalement et émotionnellement (on pense par exemple à Sekine qui ira jusqu’à la demander en mariage, puis s’avérera être un mythomane) ou par ceux qui l’engagent, comme le manager qui l’insulte la frappe et essaye de l’embrasser, voire plus… À côté, il y a bien sûr sa famille qui utilise Keiko pour obtenir de l’argent (sa mère lui demande 20 000 yens par mois) et le bar de son ancienne collègue qui lui fait durement concurrence en lui volant ses anciens clients. Le monde entier semble contre elle et pourtant, elle continue à avancer.

Et c’est pourtant grâce à cette violence, qu’elle soit psychologique ou physique, qu’on découvre le véritable personnage qui se cache derrière le grand sourire et le visage rond et doux de Keiko. Durant ces cent onze minutes, c’est le véritable portrait d’un être humain que nous offre Naruse. Elle sourit toujours de manière éclatante et sereine, mais on devine rapidement au gré des péripéties, que c’est une armure pour se protéger du monde extérieur. Elle l’arbore auprès de ses clients, auprès de ses collègues, auprès de sa famille. Malgré tout, au fil des minutes, l’armure craque, et Mama nous délivre ses réelles pensées et ses plus profonds sentiments. Elle va éclater de rage au milieu du film et va pleurer plusieurs fois (par exemple lorsqu’un de ses clients va se montrer gentil envers elle, une première dans sa vie, ce qui s’avérera être, encore une fois, une déception pour elle).

Ce drame raconte avec finesse mais violence le destin tragique d’une femme pleine de courage. Il ne prend pas parti, ne la plaint pas et n’incite pas à la compassion : il raconte juste les faits tels quels et laisse le spectateur décider seul de ce qu’il doit ressentir. C’est encore avec une vérité des plus impressionnantes que Naruse donne un portrait de l’humain et de sa société. Accompagné d’une performance hors du commun de Hideko Takamine, Quand une femme monte l’escalier est une œuvre d’art comme on en voit peu.

Note: ★★★★★

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