Thierry Frémaux, ses prédécesseurs et les organisateurs du Festival de Cannes en font leurs choux gras et leur moteur médiatique depuis maintenant des décennies. Les sélections controversées, bien (ou pas) senties en fonction du contexte annuel, politique et reflets d’une société en mutation animent, déchirent et mythifient la compétition chaque année. Okja, film du réalisateur sud-coréen Bong Joon-ho (Snowpiercer – Le Transperceneige, Memories of Murder) présente un cas tout particulier que l’on avait rencontré avec The Neon Demon, notamment produit par Amazon. Les critiques faites à la présence d’Okja en sélection officielle sont ici d’ordre économique. Le film est produit par Netflix, nouveau géant du streaming légal qui concurrence désormais les productions destinées aux salles obscures. Huées et indignation : Okja n’est même pas encore visionné qu’il est déjà pris en otage. Pourtant, la rupture et l’originalité du film résident ailleurs, dans ce qui importe vraiment : la vision esthétique et morale démentielle et réjouissante d’un réalisateur saugrenu.

On assiste ici à un pied de nez enthousiasmant. Renversant les codes de ses créations souvent présentées comme mainstream par les fervents défenseurs d’un cinéma de circuit « classique », le réalisateur délivre un conte écologique fabuleux, acidulé et pop, multipliant les registres et flirtant avec les structures du blockbuster, depuis toujours boudé par les Cannois, pour en montrer toutes les ressources. Cependant, on y retrouve là encore une certaine redondance et une lourdeur des gags, ainsi qu’une mise en scène parfois facile dans le déroulement des actions et dans leur écriture. Elle étouffe quelque peu l’enjeu important de l’œuvre, ainsi que sa grandeur visée.

Le résultat est un récit étonnant qui suit les aventures d’une jeune fille sud-coréenne qui poursuit la multinationale agroalimentaire responsable de l’enlèvement de son immense cochon transgénique Okja, destiné à lancer un programme d’élevage intensif, rentable et brutal dans le but de vendre de la viande. Le tout est masqué par le concours de la meilleure bête, servant un marketing aseptisé et répondant à la spectacularisation de l’économie moderne. Il en résulte une critique acerbe, grinçante et satirique, d’une exceptionnelle maturité pour un film aux allures assez enfantines. L’ingénuité et le merveilleux se concilient enfin, frontalement, avec la cruauté de la réalité contemporaine, en utilisant les traditionnelles figures des vilains, des héros marginaux et de bêtes fantastiques, pour leur donner une ampleur et une écriture peu visible, caricatures à la drôlerie inquiète, burlesque et d’une exubérance douteuse. Dans une pétarade d’imagerie criardes mais jouissives, de gags et de courses-poursuite, l’hypocrisie de l’économie et de ses représentants actuels est surlignée, bien que parfois à trop gros traits.

Car le grand pari assumé par l’artiste, ici, est d’ériger un Monstre de cinéma, protéiforme et ambitieux, tout en conservant un discours poétique et idéologique accessible à tous, bien loin des accusations à l’encontre de Netflix qui lui attribuerait un statut de normalisateur de la créativité dans ses productions. Okja, en somme, est une œuvre bâtarde, transgénique tout comme son cochon phare : des territoires montagneux de Corée du Sud, vierge de toute intervention humaine et filmée de manière poétique et distanciée, la folle marche pour la liberté et la protection animale se poursuivra dans les bureaux épurés et froids d’une multinationale, dans les rues de New-York, dans des processions marketing colorées ou encore dans les abattoirs sombres et sanglants. La Poétique de l’œuvre est d’abord affaire de fossé, de contrastes. Deux cultures se rencontrent, d’abord : les États-Uniens, impérialistes et superficiels, face aux Sud-Coréens montagnards, en symbiose avec une Nature sur laquelle ils ne cherchent pas à prendre le dessus, pas plus que la mise en scène ne cherche à le faire. Les thématiques du langage, des stéréotypes culturels et de l’ancrage dans ses racines remettent en question une mondialisation parfois dévorante, ce même processus représenté par la confrontation entre l’enfance et le monde adulte.

Et c’est Mija, héroïne humaine et humaniste, combative et effrontée, qui saccagera et révélera un monde aux couleurs d’apparence radieuses étalées en rayon pour en couvrir le sang séché. Cette dernière nous emporte donc dans une course au tempo ahurissant, bravant les éléments perturbateurs vers un happy-end qui, malgré les facilités de son parcours narratif, est toujours contrebalancé par une nuance sur la situation. Même la RTF, association de protection animale qui la prendra sous son aile pour sauver Okja, révélera dans des caricatures bien pensées l’arrière-fond de vanité de leur engagement, de superficialité de leur anti-specisme. C’est alors que Mija devient notre seul vrai repère d’identification, par sa neutralité. Elle permet au film de quitter sa portée première, politique, pour nous guider vers un récit d’amitié bien plus intemporel.

Cette candeur, encore une fois, n’est qu’apparente, un trompe l’œil similaire aux publicités racoleuses supportées par une impeccable Tilda Swinton, qui ouvre la première séquence du film. Récupérant le discours et l’imagerie marketing comparable aux satires de la série Black Mirror, au son d’une Bande Originale impeccable et burlesque, toutes les nouvelles stratégies pseudo eco-friendly des firmes occidentales sont anéanties, après des représentations théâtrales, par un élément en révélant les coulisses. Un appareil dentaire sur une présidente aussi lisse qu’une poupée, un dérapage verbal en fin de discours, un présentateur d’émission animalière (incarné par Jake Gyllenhall) à la personnalité amovible… Tout concourt, dans un jeu de dominos ébouriffant, à faire tomber les masques de la Civilisation pour révéler la vraie nature des gens et préserver une Nature indifférente à tout ce cirque. La séparation, heureusement, n’est pas clairement marquée et l’idée d’une cohabitation de l’Homme civilisé avec la Nature en est le centre névralgique. Cependant, des séquences d’abattoir ou de manipulation infantile étonnamment cruelles démontrent, à la manière d’un conte classique mis à jour, que dans les bois silencieux se cache toujours un loup. Et, fait rarissime, l’enfance est enfin montrée comme un creuset de bon sens, d’intelligence, d’audace et d’humanité, où rien n’est à apprendre, mais où tout est à révéler, et l’hypocrisie d’abord.

Avec une joie chaotique communicative, Bong Joon-ho fait valser les voitures sur les voies, les passants dans les métros et les rayons dans les boutiques froides à l’arrivée de sa maladroite, mais adorable et courageuse Okja, ersatz de nos porcs et animaux actuels condamnés au mépris et à l’indifférence. Sous ses pets, excréments, déplacements lourds et gags parfois lourds se cache un cheval de Troie, combattant librement pour réinvestir l’ingénuité, la tolérance, le respect de l’Homme pour l’animal et un joyeux chaos dans un monde trop ordonné qui ne veut pas reconnaître l’existence et les « droits » de ces super-cochons alors même qu’ils agissent comme des pourceaux déguisés.

Note: ★★★½☆

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