Que nous veulent les toons chez Pixar ? Il faut entendre le terme toons, ici, par opposition à nous autres humains : ce sont les petits poissons, jouets, voitures et autres fourmis. Quand ils ne se font pas chasser par nous (Le Monde de Nemo), ils craignent qu’on les abandonne (Toy Story) ou bien ils finissent par complètement se passer de nous (Cars). Et puis ils se sont mis à nous vouloir du bien. Dans Wall-E, le petit robot était là pour se souvenir à notre place des gestes amoureux à l’heure d’une humanité zombifiée. Des intelligences artificielles nous ré-apprenaient comment s’aimer. Les toons de Pixar en savent toujours plus long que les hommes : dans Ratatouille, le nigaud Linguini devient grand cuisinier grâce au rat Rémy qui l’actionne littéralement comme une marionnette en tirant sur ses cheveux comme sur des fils. Bref : les petites bestioles animées ont beaucoup à nous apprendre. C’est vexant mais l’intelligence et l’âme ne sont pas toujours là où l’on croit.

Le nouveau bébé du studio pousse ce rapport un cran plus loin. Les toons, maintenant, sont dans notre tête. Chacune de nos émotions est incarnée par un petit personnage : Tristesse, Joie, Dégoût, Peur et Colère se coordonnent dans notre boîte crânienne pour faire face à chaque situation de la vie. Chacun connaît son rôle : aussi déplaisant qu’il soit, le trio Dégoût-Peur-Colère permet de gérer les situations désagréables et nous empêche de faire des bêtises. Et Tristesse ? Personne ne sait vraiment à quoi elle sert. Au sein de ce système, chaque moment devient un souvenir figuré par une grosse bille en verre, et dont la couleur change selon qu’il est plaisant ou non.

Ce petit monde s’affaire à l’intérieur de l’esprit de Riley, une fillette au seuil de l’adolescence. Ses parents déménagent à San Francisco. Elle doit faire face à de nouveaux camarades d’école, emménager dans une maison inconnue, laisser derrière elle ses amis et son équipe de hockey sur glace. De quoi donner beaucoup de boulot à ses Emotions (le E majuscule est de circonstance). Les événements que connaît Riley chamboulent ce petit monde. Joie, qui gère au mieux le poste de contrôle avec ses parfois encombrants collègues, se trouve propulsée en compagnie de Tristesse dans des régions éloignées de l’esprit de Riley. Dégoût, Peur et Colère restent seuls. Du retour de Joie aux commandes dépend l’équilibre mental de la fillette.

Toujours marionnettistes des humains, les toons ont carrément intégré notre for intérieur, s’affairant devant un assortiment de manettes et de leviers. Cette hypothèse un peu crispante, ne pas la prendre pour autre chose que ce qu’elle est : un conte, une fiction, mise en place pour raconter comme jamais auparavant le chaos de la sortie de l’enfance.

Le film organise la dichotomie entre la représentation d’une part du monde de Riley, le nôtre, réaliste et, d’autre part, du petit univers qui s’anime dans sa tête.

Chez Pixar, le gain de réalisme conquis par l’image de synthèse n’a pas signifié jusqu’à présent qu’il faille courir après une représentation qui colle au réel. Film après film, le rendu des textures s’est toujours affiné mais le contour des figures humaines ne s’est pas perfectionné. Qu’on songe aux Indestructibles ou à Là-Haut : la silhouette cartoonesque de leurs héros semblait volontairement accentuée. L’opus le plus cruel pour nous autres humains reste Wall-E : les hommes sont d’abord représentés, dans notre présent (le passé du film) par des prises de vue réelles, avant de se voir promis à un destin de petits paquets de graisse, même plus aptes à se mouvoir, n’en ayant plus besoin, car ayant délégué toutes les taches aux robots.

Vice-Versa, pour ce qui le concerne, s’inscrit dans une tendance inverse et rejoint plutôt Toy Story : les humains connaissent un rendu fidèle. C’est particulièrement frappant au début de ce nouveau film, lors du plan sur Riley bébé : le rendu de la peau du nouveau-né, son côté diaphane, laisse admiratif.

Pixar pousse plus loin que jamais le réalisme dans sa peinture du monde réel, jusque dans sa banalité. Frappant notamment à quel point les couleurs sont ternes. Dans leur refus de toute stylisation, d’un devenir-cartoon en quelque sorte, ces images nous interloquent : c’est de l’animation, et pourtant ça entretient une identité troublante avec la prise de vue réelle. En face, le monde mental de Riley est stylisé à outrance : farfelu, bariolé, ressemblant à quelque sorte du parc à thème. D’ailleurs on y croise des clowns, de petits trains, des licornes arc-en-ciel, les souvenirs y circulent via des tubes rappelant les courbes des roller-coasters et il n’y a pas jusqu’au labyrinthe de la mémoire à long terme qui rappelle une attraction foraine. Un petit monde saccagé par les bouleversements que connaît la fillette, et qui menace de finir en ruines.

Pixar s’adresse moins aux enfants qu’aux adultes qui l’ont un jour été. Vice Versa s’inscrit dans la droite lignée de deux des plus belles réussites du studio : Toy Story 3 et Là-Haut. Qu’adviennent nos souvenirs quand nous sortons de l’enfance ? En faisant de cette question l’enjeu incommensurable de ses aventures, le studio touche notre corde sensible (pas la peine de jouer les blasés). Pourquoi ces dessins animés a priori destinés à la jeunesse sont-ils si obsédés par le passage du temps, à l’image de la séquence inaugurale de Là-Haut, où toute la vie commune de Carl et Ellie se voyait résumée en un montage de quelques minutes à faire pleurer les pierres ? Faire décoller sa maison en y accrochant un bouquet de ballons gonflés à l’hélium, c’était là encore le rêve d’enfant inaccompli que poursuivait le héros.

Dans Vice Versa, des symboles de l’enfance sont constamment mis à mal, jusque dans l’image évocatrice d’un nounours décapité. Le film est un tour de force, car il spatialise des entités abstraites : ainsi tomber dans le gouffre central, c’est littéralement finir dans l’oubli. Le personnage le plus émouvant du film, c’est Bing Bong, l’ancien ami imaginaire de Riley. Ce croisement protéiforme entre l’éléphant, le chat et le dauphin erre, délaissé, dans les couloirs de la mémoire à long terme. Rangé dans un recoin de l’esprit, il en connaît pourtant les secrets et c’est lui qui pourra aider Joie et Tristesse à rejoindre le poste de commande. La séquence la plus mémorable du film nous montre ce toon accepter son caractère périssable et s’évaporer pour permettre à ses collègues de maintenir à flot le navire.

Comme s’il fallait donner une preuve de plus de la maturité de Pixar, le film n’a pas de méchant. L’adversaire n’est pas incarné par une entité maléfique et quand les personnages causent le mal derrière eux, c’est bien malgré eux, car c’est gravé dans leur ADN : ainsi Tristesse, qui rend tristes les souvenirs joyeux par le seul contact de ses doigts. Pas d’antagoniste, mais des personnages exécutant les taches pour lesquels ils sont programmés. L’aspect tragique du film se niche jusque-là : le destin c’est le caractère. Le film est l’histoire d’un nouvel équilibre à trouver : Tristesse comprendra enfin son rôle et Joie refrénera ses velléités de contrôle pour laisser place aux autres.

Que nous veulent les toons chez Pixar ? Et si le studio était lui-même un toon, constitué des mêmes paradoxes que Wall-E ? Un adorable robot doué de mélancolie, un gros joujou technologique qui tel un bon marionnettiste, nous fait tourner le regard et nous met face aux déchirures du temps.

Note: ★★★★★

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