Autant le dire tout net : Gagner la guerre, de Jean-Philippe Jaworski est sans doute ce que l’on a lu de mieux depuis des lustres. Et l’on ne parle pas seulement de littérature dite « de l’imaginaire », ni de roman francophone, non. Gagner la guerre est bel et bien l’un de nos plus beaux plaisirs de lecture de ces dernières années, tous genres et toutes nationalités confondus. C’est dire. L’auteur y manifestait un talent de conteur hors du commun, doté d’une invention sans limite et d’une écriture où il se montrait aussi bien à l’aise dans la description, dans la narration que dans le dialogue qu’il maniait à merveille. Complexe, ambitieux et surtout d’une immense drôlerie, ce premier roman venait confirmer tout le bien que l’on pensait de Jean-Philippe Jaworski depuis son recueil de nouvelles, Janua Vera et l’imposait comme un nom essentiel dont on attendait la suite avec impatience. Alors, quand on a appris que le Monsieur planchait sur une trilogie celtique, vous pensez bien, la tension est montée de plusieurs crans, un tel projet étant forcément le signe d’une inspiration renouvelée impossible à contenir dans un seul volume et le présage d’heures de lectures privilégiées dont on se pourléchait d’avance. Ne faisons pas durer davantage le suspense : Même pas mort, la première branche de la trilogie Rois du monde (pour reprendre la terminologie de l’auteur) est une déception à la hauteur de l’attente qu’il a suscité, une lecture qui nous plonge dans un désarroi imprévisible. C’est un véritable crève-cœur que d’écrire cela, on aurait voulu louer ses louanges, user des superlatifs. Mais non, Même pas mort échoue à convaincre, par quelque bout qu’on le prenne.
On pourra comparer à l’infini Même pas mort et Gagner la guerre, ce petit jeu sera toujours au bénéfice du dernier. Il faut dire qu’avec un narrateur disposant du verbe et de la faconde de Don Benvenuto, Jean-Philippe Jaworski pouvait s’en donner à cœur joie dans le maniement de la langue, le sens de la formule – souvent fleurie – et l’expression argotique. Bellovèse, le héros de Même pas mort, est a contrario totalement dénué du moindre charisme, c’est un personnage qui subit pendant la majorité du récit et dont la caractérisation ne permet pas au lecteur d’éprouver pour lui autre chose qu’une indifférence polie. Alors certes, nous sommes dans le registre du roman d’apprentissage, mais on aurait aimé que ce roi annoncé s’affirme davantage, se définisse autrement que dans son rapport à sa mère, son frère, ou à l’absence du père… Car en l’état, son manque de personnalité nuit à l’identification et de fait, à l’immersion dans l’univers du roman. D’autant plus que là où dans Gagner la guerre, Jean-Philippe Jaworski inventait un monde ad’hoc, entre l’Italie de la renaissance et la Rome antique, il semble ici se soumettre aux codes celtiques dont il ne fait que réciter les passages obligés et les figures emblématiques – la magie, les créatures des forêts, le druide, les sorcières… – sans réussir à y apporter sa patte. On sent un réel effort de documentation, c’est très détaillé, mais cela en devient très vite ennuyeux à force de descriptions systématiques.
Est-ce cette structure narrative éclatée qui nuit au rythme global ? Certainement, même si c’est-là à la fois la force et la faiblesse du roman. En débutant Même pas mort au milieu de nulle part, en dehors de tout contexte historique ou psychologique, Jean-Philippe Jaworski retarde la mise en place des enjeux du récit, qui se réduisent à une lutte de pouvoir et de territoire, quand Gagner la guerre convoquait à la fois Shakespeare et Machiavel. Il en résulte un équilibre assez bancal, inégal dans ses parties, mais dans un tout où l’auteur réussit à nous faire croire à ce qui ressemble à un récit alternant flash-backs et flash-forwards, alors qu’il s’amuse de différents niveaux de réalités et de temporalités somme toute très linéaires. La véritable prouesse du roman réside alors dans ces moments où Jean-Philippe Jaworski articule le passage d’une réalité à une autre, d’une époque à une autre, avec l’habileté du magicien qui se joue de son public. Mais si l’on nous annonçait avec Même pas mort son meilleur texte à ce jour, il faut bien se résoudre à penser qu’on est loin d’une telle promesse, le livre étant en outre dénué du moindre humour. Il faudra sans doute le reconsidérer dans sa globalité, quand le dessein général nous sera révélé et si la voix de Bellovèse s’affirme comme dans le prologue du roman – absolument magnifique – on a tout de même bon espoir pour la suite.
Même pas mort, de Jean-Philippe Jaworski (Les moutons électriques) – Sortie le 23 août 2013
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