A l’occasion de la sortie de son dernier long-métrage, Un monde plus grand avec Cécile de France et Ludivine Sagnier, nous avons rencontré la réalisatrice Fabienne Berthaud.

Inspiré du roman autobiographique de Corine Sombrun, Mon initiation chez les chamanes, ce récit retrace le parcours d’une compositrice parisienne qui, à la suite d’un drame, décide de partir en Mongolie pour enregistrer des chants traditionnels. Au cours d’une séance rituelle, elle entre soudain en transe au son du tambour. La chamane lui révèle qu’elle possède un don et doit suivre une initiation.

Versatile Mag :Dans votre filmographie, vous vous intéressez beaucoup à l’humain, à la nature, aux perceptions. Est-ce pour cela que vous avez choisi de traiter le sujet du chamanisme dans Un monde plus grand ?

Fabienne Berthaud : J’ai surtout l’impression que tous mes personnages se reconstruisent par la nature. Moi-même, j’ai besoin d’être à la campagne pour me sentir mieux. C’est comme une évidence. Je possède un petit pied à terre à Paris par nécessité mais je me rends souvent en Normandie. En fait, je vis à la campagne les 3/4 de mon temps. J’ai besoin de me ressourcer le plus souvent possible, de ressentir cette énergie naturelle enfouie au fond de moi et le béton m’en empêche. Je pense sincèrement que tout notre être vient de cette nature. Nos cellules sont issues de la terre, du ciel, du vent. Pour être en harmonie avec notre corps et notre esprit, il nous faut être en accord aussi avec la nature qui nous entoure, ne pas se couper d’elle. En s’éloignant peu à peu de la nature, l’homme a perdu une partie de lui-même, un certain équilibre.

Par vos choix de mise en scène, la nature semble omniprésente et véhiculer une certaine énergie. La lumière naturelle, la caméra épaule qui se promène sur la brume au matin et les paysages immenses, le scintillement de la rivière, les bois touffus, les racines épaisses des arbres… Cette connexion est importante aussi pour les mongols ?

Oui, cette nature est très forte. Elle est vivante dans tous les sens du terme. Dans les grandes villes, c’est un peu différent mais là où je suis allée, ce sont principalement des nomades. Pour ce peuple éleveur de rennes, ce sont les animaux qui leur dictent leurs déplacements. Ils suivent leurs animaux et non l’inverse. Ils ont compris qu’ils devaient s’intégrer dans la nature et non essayer de la faire plier devant eux. Ils possèdent peu et jouissent d’une grande liberté. C’est un peuple extrêmement joyeux, qui rit beaucoup et qui place l’humain au centre de leur vie.

Ces très beaux portraits de femmes que vous racontez en tant que réalisatrice et auteure sont des personnages qui, suite à un évènement qui fait déclic, vont se redécouvrir?

Oui, elles vont complètement changer et, suite à un long chemin initiatique, retrouver cette part d’elles-mêmes qu’elles ne connaissent pas et se découvrir autrement. Elles s’étaient égarées en chemin. Dans la vie, je trouve qu’on se perd beaucoup dans le sens où notre éducation nous empêche d’être nous-mêmes. Chaque individu subit très tôt une espèce de formatage social qui nous impose de rentrer dans des cases prédéfinies, en apparence pour notre bien, celui du groupe, de la société. J’aime bien parler justement de ceux qui ne rentrent pas dans les cases. Je pense qu’il faut sans cesse s’interroger et tenter de repousser les limites de ces idées préconçues et cloisonnantes.

Est-ce que ces personnages hors-cadre ne sont pas finalement des guides ? Par exemple, le personnage de Clara, dans votre film Pieds nus sur les limaces, semble avoir une vie rangée, bien droite. Pourtant, c’est sa sœur Lily, en apparence très fantasque, qui va l’aider à trouver le chemin de la liberté.

Les personnages que je décris dans mes histoires sont enfermés. Ils sont aveugles. Ils n’ont plus cette conscience du Monde mais ils ne s’en rendent pas compte. Il faudra un évènement tragique, une rencontre particulière avec quelqu’un qui leur ouvre une nouvelle façon de se redécouvrir, libéré du conditionnement qu’ils ont subi et suivi pendant des années. Mais ce n’est pas un chemin facile ni une décision aisée à prendre, surtout au début de cette prise de conscience. J’ai envie de croire et d’espérer qu’un film comme Un monde plus grand peut faire du bien et ouvrir de nouvelles perspectives.

Vous parliez de reconstruction. Un monde plus grand nous parle aussi du deuil, de cette très grande souffrance vécue par le personnage de Corine au début du film.

En effet, c’est aussi le récit d’une très grande histoire d’amour, celui d’une perte et d’une renaissance. En fait, c’est la première fois qu’on me propose un projet. Jusqu’à maintenant, j’avais toujours écrit mes propres histoires. Cette fois-ci, mes productrices et distributrices avec qui j’avais fait mes deux précédents films m’ont donné le livre en me disant : « Ecoute, on a lu un livre et ça semble être pour toi, lis-le et dis-nous ce que tu en penses ». Je l’ai lu, – je ne connaissais absolument rien au chamanisme à cette époque – et j’ai tout de suite compris que je voulais partager cette histoire et cette vision du Monde. Je trouve très intéressant d’aller chercher ailleurs des réponses. Et puis, tout le monde se pose ces questions-là, non ? Qu’est-ce qu’il y a derrière ? Est-ce qu’après la mort, il y a encore autre chose ? Est-ce que les dieux existent ? Peu importe qui d’ailleurs !

Vous pensez que le film donne des outils pour se reconstruire suite à un drame ?

On a tous perdu des gens. On cherche tous comment dépasser cet état et continuer à avancer. Oyun, la chamane qui est en charge de l’initiation de Corine lui conseille quelque chose de très difficile à entendre, elle lui dit entre autres de laisser son mari tranquille.
« Tout chagrin a une fin. Tu dois apprendre à l’accepter. » En lui confiant ces mots, elle lui fait entrevoir quelque chose de très important. Ce sont des étapes qu’on doit comprendre et arriver à entendre pour retrouver une impulsion.

Quand elle perd le petit sac brodé contenant les cendres de son mari, c’est un choc terrible pour elle qui n’arrive pas à accepter l’absence de son mari. Ce renne qui en est la cause, on ne sait pas trop ce qu’il est finalement, on se demande si c’est vraiment un hasard…

C’est l’idée dans le film. Je ne sais pas si vous avez remarqué mais lorsqu’on perd quelqu’un, tout ce qu’il y a autour vous rappelle cette personne. Tout devient, contient, évoque cette personne. Un oiseau qui se pose plus près ou sur la table. Une brise qui souffle à votre oreille. Une musique au loin. On devient soudain plus ouvert et plus réceptif quand on est plongé dans ces états-là, comme si on développait des perceptions nouvelles.

Son entourage se montre très sceptique face à ce changement, particulièrement Louise, jouée par Ludivine Sagnier, dont elle est pourtant très proche. Elle ne veut pas croire au don qui se révèle en sa sœur et la croit folle. Corine essaie de lui expliquer : « Mais tu ne comprends pas, j’ai maintenant une autre perception, plus grande ». Elle semble heureuse et apaisée à ce moment-là. Est-ce qu’on ne se limiterait pas finalement dans la vie de tous les jours ?

C’est ce que le film veut dire, que le Monde est plus grand que ce qu’on voit, que nous sommes « plus grand » que ce que nous pensons. Ses amis, sa famille, les médecins qu’elle consulte sont limités par leurs convictions. Même Corine au début se braque devant la révélation de la chamane, elle refuse cette idée qui lui semble délirante. Le problème, c’est qu’on a tous cet ego qui nous enferme. Toutes nos actions, nos décisions sont liées aux résultats attendus, à ce qu’on représente aux yeux des autres. Si on parvenait à oublier cet ego, l’Homme serait plus grand, plus ouvert, plus perceptif. Corine finira par comprendre et accepter qu’elle peut aller plus loin, ressentir plus de choses, élargir sa perception et sa sensibilité. Cette voie s’impose à elle, comme si elle n’avait pas le choix et ne pouvait plus revenir en arrière.

Pour les besoins du film, avez-vous assisté à des transes chamaniques ?

Dans un premier temps, j’ai lu tous les livres de Corine Sombrun. Ce qui m’a fourni beaucoup de matières puisqu’elle a été initiée par les Tsaatans, un peuple vivant d’élevage dans une grande simplicité, au plus proche de la nature, comme ceux évoqués dans le film. Ensuite, je suis partie avec elle en Mongolie pour mieux connaître ces gens.
Narantsetseg Dash, l’interprète mongole qui joue dans le film – et qui est la vraie interprète qui a accompagné Corine Sombrun 18 ans auparavant dans sa véritable histoire – faisait aussi partie du voyage. Elle m’a beaucoup transmis. Je lui posais des questions sans arrêt. Nous sommes allées à la rencontre de plusieurs chamanes. Là-bas, à la frontière sibérienne, se situe le berceau du chamanisme mongol. Leur culture est très éloignée de la nôtre car ils croient vraiment aux esprits. On peut voir dans le film les bandes de tissus accrochées sur ces fils qui pendent et qui servent à communiquer des vœux avec les esprits. Pour les mongols, ces esprits sont une évidence. Leurs valeurs ancestrales sont encore là, très présentes. Ils vont consulter un chamane comme nous on va voir un psychologue par exemple.

Quelle importance a eu pour vous l’aide que vous a fournie Corine Sombrun ?

Corine a été consultée pour le scénario bien sûr mais elle m’a aussi accompagnée tout au long de cette aventure. Lorsque nous sommes parties ensemble en Mongolie, grâce à ses études de musicologie et sa carrière de compositrice, elle a enregistré elle-même tous les sons des transes que vous entendez pendant les cérémonies du film. Comme elle sait rentrer en transe, elle parvient à capter d’autres sons.

Les scènes de transe dans le film sont très impressionnantes, très animales.

J’ai trouvé très intéressant d’assister à une transe. Ce n’est pas si fou que ça, vous savez. L’expérience de la transe, c’est un peu comme la réalité mais avec une dimension différente de celle-ci. On retrouve un peu dans ce film cette animalité qu’on a tous en nous. C’est ce qu’elle explique un peu quand elle dit « C’est comme quand tu es en haut de la tour Eiffel, tu es au 3e et tu ne vois plus du tout la même chose ». C’est exactement cela, changer de point de vue. Ce n’est pas comme si on était perché ou drogué (rires).

Comment avez-vous choisi les acteurs qui jouent dans votre film ?

La seule actrice mongole professionnelle dans le film est celle qui joue Oyun. Il n’y a pas beaucoup d’acteurs en Mongolie car l’industrie cinématographique y est très peu développée. J’ai rencontré Tserendarizav Dashnyam sur la route, dans un petit restaurant où elle habitait. Je lui ai fait faire quelques essais dans la cuisine de ce restaurant. C’était magnifique.
Pour interpréter un chamane, les mongols doivent demandent aux esprits s’ils en ont le droit. Ils ne plaisantent pas avec ça. Par crainte d’en subir ensuite les conséquences. Aucun costume et tambour existant de chamane ne peut non plus être prêté. Le costume que la chamane porte, chargé de plumes et de grelots destinés à chasser les mauvais esprits a été fabriqué spécialement pour elle ainsi que celui de Cécile de France, sur le modèle de celui qui a été offert à Corine Sombrun lors de son initiation. Je voulais vraiment retrouver les tenues d’origine, être fidèle à l’histoire de Corine. Par contre le tambour qui a été prêté à Cécile est vraiment celui de Corine qui, exceptionnellement a dérogé à cette règle sacrée. Ce geste a été très émouvant et fort pour Cécile.

On retrouve Ludivine Sagnier avec qui vous aviez déjà travaillé mais Diane Kruger, qui semble votre actrice fétiche et qui a joué dans vos trois derniers films, est absente de votre casting. Pourquoi avoir fait le choix cette fois-ci de Cécile de France ?

En effet, c’est la première fois que je tourne avec une autre actrice que Diane Kruger. Je suis très fidèle à mes actrices. C’est parce-que c’est une histoire que je n’ai pas écrit moi-même, ce n’est pas une histoire originale qui vient de moi. En la lisant, j’ai accepté cette histoire, je l’ai prise mais ce rôle ce n’était pas Diane. Et Diane savait bien que ce n’était pas pour elle. Notre amitié est très forte, nous nous retrouverons pour d’autres projets (sourire). Cécile est formidable, elle m’a donné tellement de choses. C’était un rôle risqué, une prise de risques. Et puis, ce n’était pas évident non plus de partir tourner un film sans connexion internet, sans eau ni électricité, sans confort.

Pour terminer, j’aimerais vous demander quel serait le message que vous aimeriez laisser à chacun avec ce film ?

J’ai ressenti ce film comme une mission. Je voudrais partager la possibilité de cette perception agrandie, l’importance de cette considération de la nature. Le message, c’est ce « monde plus grand » à atteindre, cette connaissance de soi et de nos possibilités.
Arrêter de s’empêcher. Arrêter de se demander pourquoi lui ou elle rit trop fort, arrêter de se demander ce qui est normal et ce qui ne l’est pas, arrêter de rentrer dans des codes limitants.
J’ai l’espoir d’un changement. Prendre conscience que le phénomène de transe peut être un outil parmi d’autres de plus pour nous. II y a des zones dans notre cerveau que nous ne maîtrisons pas, que nous ne savons peut-être pas encore bien utiliser. L’hypnose ou le rêve peuvent aider. Ce sont des états modifiés de conscience qui nous emmènent un petit peu plus loin.

Il existe de nombreux outils pour aller mieux. Il ne tient qu’à nous d’accepter de nous y ouvrir pour les explorer et nous transcender.

Propos recueillis à Toulouse, le 3 octobre 2019

Photo de Fabienne Berthaud : Sylvaine Collart

Note: ★★★★☆

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