Après Hunger, son coup d’essai tétanisant, d’une violence et d’une force inouïes, Shame est le deuxième film «de prison» réalisé par Steve McQueen. Non pas qu’il se situe comme le premier dans un univers carcéral stricto sensu, mais l’enfermement de son personnage principal, une nouvelle fois magistralement interprété par Michael Fassbender est bien l’un des sujets de son nouveau film, sans doute plus que le portrait d’un sex addict qu’on a voulu nous vendre.

On ne le répétera jamais assez : les grands films sont aussi des films sur des villes, où les réalisateurs réussissent à inscrire une histoire particulière en captant les spécificités – sociales, architecturales, esthétiques, historiques – de telle ou telle cité. On pense spontanément à Muholland Drive qui est une œuvre immense sur Los Angeles et le rêve hollywoodien, à la façon dont Scorcese filme la Grosse Pomme en faisant de la ville un personnage à part entière de ses films (Taxi Driver, Gangs of New York…) et citer moult exemples de villes réelles ou imaginaires (Alphaville, Metropolis, Gotham City…) qui confirmeraient notre propos.

La particularité des cinéastes exilés est d’autant plus passionnante et produit des points de vue inédits. Prenons Londres : filmée par l’Italien Antonioni, la capitale du Royaume Uni devient le terrain d’une réflexion sur le réel et l’illusion tout en saisissant le swinging London de l’époque (Blow Up), le Polonais Skolimowski y décrit une société anglaise qui hésite à vivre sa libération sexuelle (Deep End) tandis que Woody Allen s’intéresse davantage à la lutte des classes héritées d’un autre âge (Match Point). A contrario, Londres n’est pas la ville dont avait besoin Steve McQueen pour filmer la solitude de l’homme moderne, il lui fallait une mégalopole active 24H/24, qui permet toutes les possibilités, avec une architecture signifiant à la fois le dehors et le dedans.

Si le travail de vidéaste de Steve McQueen, en tant que plasticien, est moins manifeste dans Shame que dans Hunger, le réalisateur, ici English man in New York, n’en filme pas moins la ville comme une immense installation paradoxale qui promet tous les possibles mais qui cloisonne les individus aux limites des surfaces de leurs appartements. Brandon, le personnage principal est ainsi caractérisé du point de vue de la ritualisation de son quotidien dans lequel il tourne en rond. Cette figure circulaire, déjà vue chez Sofia Coppola dans Somewhere (les tours de pistes en Ferrari) dit bien de façon manifeste l’enfermement, alors que l’architecture vitrée des bâtiments new-yorkais (l’appartement, le restaurant) fait supposer qu’il n’y a aucune limite entre l’intérieur et l’extérieur. Cette illusion de liberté est d’autant plus saisissante lorsque Brandon observe depuis la rue un couple faisant l’amour à sa fenêtre, séquence qu’il reproduira lui-même plus tard avec une prostituée dans une location donnant sur le port.

Géométrie et précision du cadre et des plans, Steve Mc Queen réalise un travail de mise en scène discret mais exemplaire. Quand il filme un magnifique footing nocturne en travelling latéral, c’est pour mieux ramener par le même moyen Brandon vers son appartement à la fin du film. Il n’y a pas d’échappatoire, comme l’exprime la fin ouverte du film qu’on pourrait rapprocher de celle du roman de Bret Easton Ellis, American Psycho et ses derniers mots, SANS ISSUE. Shame paraît d’ailleurs très inspiré de l’univers de l’écrivain. Brandon pourrait être un avatar contemporain du serial killer Patrick Bateman, mais l’addiction sexuelle dont il souffre n’est pas assez signifiée ou suffisamment explicite pour convaincre totalement. Qu’il mate du porno sur le web, reluque le cul des passantes, drague dans le métro ou s’adonne à de multiples séances de masturbation quotidiennes n’explique pas la souffrance du personnage, hormis dans le dernier acte du film, qui obéit à une logique d’accélération dans l’accoutumance, identique à celle observée dans Requiem for a dream.

Le spectateur quitte la salle avec un sentiment de malaise in extremis, mais sans s’être absolument attaché au personnage de Brandon, qui lui demeure lointain, voire antipathique. La relation avec sa sœur – qui fait office de corps étranger dans un univers clos – ne permet pas de briser la glace et le refus de «pyschologiser» le traumatisme d’enfance qu’ils partagent visiblement finit par ne produire qu’un cliché trader/ bohème plutôt convenu (réactionnaire ?). Dommage, on a l’impression que Steve Mc Queen passe à côté de son sujet. Il réalise un objet formellement magnifique mais tiède sur le fond, en tout cas loin du brûlot attendu.

Note: ★★★½☆

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