Très vite traitée de réalisatrice aux idées malsaines par le simple fait de s’être élevé douloureusement contre la domination symbolique exercée par les hommes sur les femmes, contre la nécessaire et violente découverte qu’une femme est amenée à faire sur son propre corps dans un monde voué à la réification, Catherine Breillat occupe une place centrale dans le paysage idéologique et formel du cinéma français. Là où Claire Denis n’hésite pas à placer directement son regard, avec toute la rigueur et gravité requises, dans le champ de l’ennemi, c’est-à-dire au cœur des iconographies phalocentristes, l’œuvre de Catherine Breillat dévoile crument une extraordinaire galerie de portraits féminins forcés d’habiter un corps qu’ils ne maîtrisent plus. Elle s’installe donc, contrairement à sa condisciple, à l’intérieur même du féminin (terme qu’il importe de ne surtout pas confondre avec la féminité).

Car chez Catherine Breillat le corps représente toujours un problème, est le site même d’une indétermination. Il connaît au moins deux types de pensées : il invite à une approche externe qui s’attache aussi bien à l’observation de toutes ses manifestations possibles qu’à l’étude des multiples épreuves qu’il s’avère en mesure de supporter ; mais il est également propice à une approche proprement corporelle, où le corps est pensé de l’intérieur et à partir de celui-ci. Abus de faiblesse, son dernier film, est l’occasion pour Breillat de penser simultanément ces deux démarches, de les intriquer et de les placer à l’intérieur d’un thriller qui, en dépit de son apparence, se présente d’abord comme un grand film sur les rapports proprement corporels entre les femmes et les hommes.

D’un point de vue strictement scénaristique, Abus de faiblesse déplie le récit d’une réalisatrice, Maud (Isabelle Huppert), subitement atteinte d’une hémorragie cérébrale qui la laisse hémiplégie. Déterminée à lutter contre son handicap, Maud s’engage dans un nouveau projet de film dont le rôle principal est réservé au plus grand escroc de célébrités, Vikko (Kool Shen), un type profondément arrogant qui se chargera de construire avec Maud une relation autodestructrice.

Le sujet réel d’Abus de faiblesse est celui d’une métamorphose corporelle ; le film retrace le parcours d’un corps saisi par la maladie, impuissant, irrationnel et désarmé, qui se livre à l’illusion d’un autre corps. Illusion, puisque le corps de Vikko n’en est pas un, mais se donne concrètement comme un flux d’argent, comme une logique financière pure. La matrice du drame qui nourrit le film réside donc dans la très douloureuse interaction qui se fait entre deux phénomènes corporels qui s’opposent. Le film, pourtant, refuse toute approche dialectique, didactique ou manichéenne, mais semble se déployer à partir d’une neutralité inquiétante.

C’est en ce sens qu’Abus de faiblesse n’a rien à envier à ses modèles immédiats et évidents. Il est traversé par un esprit stylistique singulier, c’est-à-dire par une maladresse parlante, par une vulgarité fondamentale, par une impartialité qui ne s’apparente en rien à du dédain mais tire ses fondements d’un questionnement frontal à l’égard des sujets qu’elles traite. La fiction, dans le film, n’obéit pas à une logique aristotélicienne et narcissique (tendance  à l’œuvre dans l’ensemble des films français produits actuellement) mais devient une plateforme esthétique privilégiée qui éprouve le besoin de s’injecter brutalement dans le corps des créatures inventées par la réalisatrice. Qu’est-ce que cela veut dire pour un corps d’accueillir en lui, d’ordonner ses gestes et ses rapports à autrui selon les lois de la fiction, du leurre et de l’imposture ? Quelle juridiction symbolique commande le corps ? Quelle est cette force insaisissable qui rend le corps et nos décisions absolument immaitrisables ? Tels sont les questionnements qui informent l’œuvre de Breillat et plus particulièrement Abus de faiblesse.

Ainsi, parmi les arguments qui reviennent dans l’argumentaire de Breillat, on retrouve une éthologie fondamentale : le travestissement des personnages, l’identité fictive et surtout la rencontre fragile entre des corps qui affrontent leur propre fiction, mensonge et escroquerie. L’étude des relations humaines se fonde ainsi, exclusivement, sur une démarche qui prend comme point d’appui l’immédiateté et la littéralité du corps, sa pure présence, une existence physique hantée par le désir de devenir pure fiction, par le besoin d’être autre chose que ce que les limites de notre corps nous imposent.

A ce titre, l’ambition du film repose sur l’idée de faire du corps d’Isabelle Huppert le lieu d’une contradiction, et par extension d’une complexité de l’âme. Tel est le postulat fondamental que Breillat a toujours revendiqué. Face à la simplicité et pauvreté du masculin, le féminin systématise sa diversité, la fragmentation d’un corps qui s’avère illimité. Tel était, par exemple, l’argument central de Romance X. Le corps féminin ne représente plus une simple unité, un ensemble figé, mais s’érige en multiplicité de morceaux, se caractérise par des scissions et des anomalies qui s’opposent à la brutalité matérielle et à l’univocité du corps masculin.

Breillat est pleinement consciente de ce qu’elle prétend dire, comment et, surtout, à qui veut-elle s’adresser. Contrairement à ce qu’un grand malentendu voudrait faire croire, Abus de faiblesse n’est en aucun cas un film autobiographique mais se donne surtout comme un aboutissement stylistique, comme la point extrême d’une réflexion sur le corps où il est question de rappeler, de façon pressante, que le « sexe faible » s’avère nécessairement et infiniment plus riche (et bien sûr plus fort) qu’on ne le croit. Ce geste ne doit pas être immédiatement assimilé à du féminisme militant mais doit être perçu, lu et appréhendé comme une interpellation urgente dans le contexte d’un imaginaire encore et encore livré à la fétichisation du corps féminin.

Note: ★★★★☆

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