Avec seulement deux long-métrages à son actif – Irréprochable et L’heure de la sortie  -, Sébastien Marnier s’est déjà forgé une place à part dans le paysage cinématographique français. On peut facilement relier ses films à une tradition du cinéma hexagonal comme le drame psychologique, le thriller provincial ou le fait divers social, mais à chaque fois, Sébastien Marnier en pervertit les codes pour les faire glisser subtilement vers le cinéma de genre. Si les influences du giallo, de Carpenter, d’Almodovar ou d’Argento ne sont jamais très loin, Sébastien Marnier évite pourtant soigneusement de faire grand cas de ces références. Ses films évoluent sur un fil très ténu, un équilibre fragile qui pourrait les faire basculer à tout instant dans le Grand Guignol. C’est ce qui peut les rendre difficile à appréhender, mais en fait au contraire leur plus grande force.

Versatile Mag : Comment vous situez-vous dans le paysage français ? Est-ce que vous vous sentez un peu à part ?

Sébastien Marnier : Oui, tout à fait, mais je ne suis pas non plus le seul. Ce n’est pas quelque chose de voulu mais c’est vrai que mes films sont bizarres par rapport à plein d’autres films. Ils ne ressemblent pas à la production française classique et qu’ils existent et  réussissent à être distribués, c’est déjà une bataille de gagnée.

Ce qui caractérise vos films, c’est qu’ils capturent quelque chose d’un genre connu dans le cinéma français – le drame provincial, le film sociologique ou psychologique – mais d’une façon qui est pervertie…

C’est sûr que ce sont des films pervers ! Irréprochable est par exemple un film dur à produire car il se situe du point de vue de la méchante. C’est un vrai problème pour les financiers, ça les rend complètement  hystériques car ils se posent la question de savoir si le spectateur va avoir de l’empathie pour le personnage. Avec Marina Foïs, cela faisait longtemps qu’on travaillait sur ce projet, dans une démarche de construction psychologique qui était de la rendre touchante, aussi folle soit-elle. C’est très agaçant, car je défendais ce personnage devant des commissions en essayant de convaincre les financeurs qu’elle était touchante, et quand bien même elle ne serait pas, où est le problème ? A-t-on beaucoup d’empathie pour le personnage de Kathy Bates dans Misery ? Je ne suis pas sûr, mais c’est un rôle inoubliable car il est fascinant. Si le film avait été pensé du point de vue du personnage joué par Joséphine Japy, ça aurait été beaucoup plus facile.

Le personnage de Constance dit aussi quelque chose de la société. Elle agit comme elle le fait pour survivre, exister dans le monde. Est-ce qu’on peut dire que vos films sont politiques ?

Le point commun entre mes deux films et les romans que j’ai écrits, c’est que je décris des monstres touchants, qui sont créés par la société. On partage avec Marina cette fascination du fait divers mais dans mes films, le passage à l’acte arrive à la toute fin et il est très fugace. Sauf si on décide de réaliser un meurtre de façon très virtuose, l’acte en soit n’est pas très intéressant et il est souvent motivé par des raisons pitoyables.  Ce qui me fascine, que je trouve beau, c’est toute la somme de frustration, de tristesse, de dégoût de soi qui entraîne le passage à l’acte. Quand on voit le travail d’Arnaud Desplechin sur Roubaix une lumière, il arrive à sonder l’âme humaine dans ce qu’elle a de plus pathétique, fascinant et terrifiant. Personnellement, je m’identifie à fond à tous mes personnages, y compris à celui de Constance car je sais que je pourrais être comme elle et je vois très bien comment n’importe qui peut basculer dans l’ultra violence.

Vos films sont toujours sur le fil, dans un équilibre très particulier qui pourrait basculer dans tout autre chose. Comment travaillez-vous cela ?

C’est sans doute lié à ce que j’appellerai l’empoisonnement, qui est contenu dans mes films et mes romans. Ce que je recherche pour l’instant – je ne sais pas si ça va durer – c’est comment, grâce à la mise en scène et la direction artistique – la musique, le son, le cadrage, la lumière, les mouvements de caméra – faire ressentir physiquement et viscéralement ce que ressent le personnage principal. Pour Irréprochable, ça va ressembler à quelque chose de sec comme un élastique qu’on tend et qui à un moment va finir par péter. Pour L’heure de la sortie, c’est plus trouble et lié à la perte de repères du personnage et comment l’hallucination peut s’intégrer à une forme de réalité, jusqu’à la scène du bus à la fin qui est le réveil brutal pour Pierre, la fin de l’hypnose.

Ce qui fait l’ambiance anxiogène quasi permanent de vos films, c’est qu’à un moment, il y a l’irruption de quelque chose d’étranger dans le quotidien.

Oui, et ça passe aussi beaucoup par le son. Tous les domaines de la direction artistique de mes films peuvent raconter des choses sans passer par le dialogue. C’est dans mon ADN, ma cinéphilie et c’est là où on peut considérer mes films comme des films de genre. Par exemple, les fringues sont très important, quasi anthropomorphiques dans leur façon de raconter quelque chose du personnage. Quand je travaille avec ma costumière Marité Coutard sur le personnage de Constance dans Irréprochable, je sais qu’on est en train de créer un personnage qu’on n’oubliera pas. Ses fringues disent une certaine fantaisie mais aussi sa déconnexion totale du reste du monde. Elle se moque complètement d’être montrée du doigt parce qu’elle s’habille comme ça. Ses cheveux aussi disent des choses sur Constance : ses racines noires empoisonnent sa chevelure mais racontent aussi qu’elle n’a plus d’argent pour aller chez le coiffeur. C’est pour cela que je ne saurais pas faire de cinéma naturaliste. J’ai envie de m’amuser en faisant du cinéma. Cela à voir avec l’enfance, jouer avec des poupées pour recréer un monde bizarre.

Vous jouez aussi beaucoup avec le corps de vos acteurs, qui ont des rôles très physiques.

J’y suis hyper sensible. Je veux créer des moments physiques entre le spectateur et le personnage, comme une danse macabre, un corps à corps. Sur le plateau, je suis au plus près des acteurs, dans un rapport physique au corps. Cela raconte aussi quelque chose d’excessif sur ces personnages comme  l’obsession de la performance de Constance. Je voulais qu’elle ressemble à une panthère prête à bondir et devenir hyper violente. Laurent Laffitte dans L’heure de la sortie,  je voulais qu’il soit très sexy. Dans mon esprit, c’est un personnage qui ne vit rien – sa sexualité, sa thèse qu’il ne finira jamais – qui a toujours peur, qui pourrait se regarder faire de la musculation à la salle de sport dans un truc très onaniste et narcissique mais qui fuit dès qu’il a la possibilité de baiser. J’avais très envie de filmer l’érotisme de Laurent Lafitte comme personne ne l’avait fait. Moi, j’aime les acteurs qui jouent avec leur corps, ce n’est pas un hasard de tourner avec ces deux acteurs qui sont passés par le comique. Ils ont un sens du rythme, du débit, de l’improvisation qui est très stimulant. Avec eux, dès la première prise, c’est dans la boîte, ce qui laisse le temps de travailler des variations de texte, de déplacement ou d’attitude.

Qu’est-ce qui vous plaît le plus quand vous faites un film.

Moi je suis encore un gamin par rapport à ça. J’ai mis tellement longtemps à faire mon premier film que maintenant j’ai envie de jouir de ça à chaque fois. Après je trouve que la phase du montage est très difficile, ne serait-ce parce qu’il faut rester quatre mois assis sur un canapé dans l’obscurité. Ça rend complètement dingue mais c’est un moment qui reste fascinant, qui peut nous plonger dans un état d’euphorie un jour et de déprime absolue le lendemain. Le tournage est une véritable épreuve physique, on arrive au montage déjà très fatigué. L’écriture est difficile pour moi car je déteste être seul mais j’aime ça car je sais qu’après, il y a la récompense du collectif. Et quand on a trouvé les solutions au montage, l’étape du son est un vrai bonheur car j’adore parler avec les techniciens du son. Pour Irréprochable, on savait qu’on avait très peu d’argent donc on a testé beaucoup de choses au montage. À un moment, ça était beaucoup de rap pour créer une espèce d’énergie au film. Mais quand le film a trouvé sa forme au montage, j’avais envie d’électricité car le personnage est comme ça. J’ai pensé à Zombie Zombie par rapport à leur album de reprise des thèmes de John Carpenter. Mais comme ils sont arrivés très tard sur le projet, ils n’ont eu qu’un mois pour faire toute la musique. Pour L’heure de la sortie, comme on savait qu’on allait travailler ensemble, je leur ai fait lire le scénario, ils ont vu des séquences pendant le tournage, un premier montage. Ils ont eu plus de temps pour fantasmer la musique. Mais j’aimerais aussi pouvoir tourner à partir d’un thème musical, en l’ayant en tête, ce que je n’ai jamais fait.

Vous filmez toujours en 2.35, pourquoi ?

Pour moi, le cinéma, c’est le scope anamorphique. Je ne me vois pas filmer autrement qu’avec ces objectifs. Ce n’est pas juste un fantasme lié à une certaine époque du cinéma, mais l’anamorphique créé une sorte de bizarrerie, d’aberration qui correspond bien à mes films. La déformation de l’image créé cette inquiétante étrangeté que le spectateur ne va pas forcément capter mais qui est à la base même du format de la pellicule. Et puis si on ne tourne pas en anamorphique, les halos de lumière sont ronds alors qu’en anamorphiques, cela créé des traits horizontaux. Et pour moi, c’est ça le cinéma, la magie de mes premiers émois de mon enfance, Spielberg, E .T. l’extra-terrestre

La fin de vos films laisse à chaque fois le spectateur dans un état de sidération total. Que recherchez-vous à provoquer ?

C’est quelque chose qui est liée à l’effroi. Le premier et le dernier plan d’un film sont quand même très importants. Mes deux films ont ça en commun qu’on est comprimé en permanence, qu’on retient son souffle pendant toute la durée du métrage jusqu’à être en apnée, pour relâcher l’air et respirer à la fin même si ce qu’on voit n’est pas très rassurant. C’est l’explosion de L’heure de la sortie qui provoque une relecture du film qu’on vient de voir avec ce changement de point de vue. C’est aussi le seul moment où il y a un contact physique entre l’adulte et les enfants, face à une catastrophe qui était présagée par les plus jeunes. C’est triste car c’est la seule chose qui permet de réunir ces deux générations. Et dans Irréprochable, le dernier plan est le regard de Jeremy Elkaïm. Tout le film est vu du point de vue de Constance jusqu’au plan final où, pour la première fois, on passe sur un autre personnage qui regarde Marina Foïs, avec sur la bande son un morceau de free jazz qui amène un dérèglement mental. Dans ces deux films, la fin est évidente, elle était là, prévue,  même si le spectateur, parce qu’il a pris des chemins de traverse, n’a pas voulu le voir.

Propos recueillis à Toulouse le 18 septembre 2019

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