Qui sommes-nous ? Qui voulons-nous être et devenir ? Comment considérons-nous l’autre ? Que faire du pouvoir une fois qu’on l’a acquis ?

La Fameuse invasion des ours en Sicile est un avant tout un conte initiatique. D’une beauté graphique éblouissante, ce film d’animation nous démontre une fois encore la qualité recherchée par Prima Linea Productions (dont est issue LE STUDIO d’animation 3.0 studio basée à Angoulême) et à qui l’on doit déjà quelques perles comme Peur(s) du noir, Zarafa, U, Loulou-l’incroyable secret ou encore La tortue rouge nominé pour l’Oscar et le César du meilleur film d’animation en 2017.

L’histoire se déroule au cœur de la Sicile. Chaque plan est empreint des parfums et des couleurs de l’Italie, de son passé. On la respire, son cœur palpite, elle nous invite au voyage, à la découverte de son histoire.

Deux joyeux lurons, un homme massif et bienveillant, Gedeone (Thomas Bidegain) et une petite fille, Almerina (Leila Bekhti) dont la complicité et la tendresse réciproques sont évidentes, parcourent à pied en bavardant l’immensité de la campagne sicilienne recouverte d’un épais manteau neigeux. Saltimbanques de métier, ils cherchent à atteindre la prochaine ville pour s’y produire afin de gagner de quoi vivre, manger et se réchauffer un peu.
Peu à peu vaincus par le froid hivernal et la faim qui leur taraude l’estomac, ils décident de s’abriter pour la nuit dans une large et profonde caverne. Leur repos ne dure qu’un instant car soudain, des pas lourds et trainants résonnent du fond de la grotte. Des grognements effrayants s’approchent.
Figés par la peur, ils découvrent soudain un ours immense (Jean-Claude Carrière) qui leur fait face. Une longue barbe blanche recouvre son museau. Il semble fatigué et las. Il baille à s’en décrocher la mâchoire.

Par crainte d’avoir réveillé le vieil ours et de provoquer sa colère, le forain et sa jeune assistante proposent d’improviser une représentation pour l’ursidé grognon. Peut-être pour échapper aux griffes du colosse, peut-être aussi parce que raconter des histoires, c’est leur souffle de vie, leur passion, leur moteur, leur raison d’être.
Ils se définiront eux-mêmes par la suite comme « le roi des baladins, conteur de merveilles, acteur de la Comedia dell’Arte » accompagnée de sa jeune danseuse et artiste de cirque. Le ton est donné, le spectacle va commencer.

« Prenez place ! Nous avons une histoire ! Vous qui aimez les rires, les larmes, les légendes, l’aventure et l’émotion ! »

Connaissez-vous la fabuleuse histoire de la Fameuse invasion des ours en Sicile ?

« C’était il y a bien longtemps, à une époque où les humains étaient des barbares et où les ours possédaient encore le don de la parole… »

Le récit du baladin commence le jour où Tonio, le fils du roi des ours, fut enlevé par des chasseurs dans les montagnes de Sicile… Désespéré par cette perte, le pourtant courageux, grand et fort roi Léonce s’est réfugié dans une inertie douloureuse et ne se rend pas compte que « la montagne étend ses doigts de glace et que la faim torture les ours ».
Rappelé à la raison par ses conseillers, il mobilise une armée et décide de partir parlementer avec les humains – « Tous les hommes ne sont pas nos ennemis, ils aiment nous voir danser et donnent même des oursons à leurs enfants pour s’endormir » -, et combattre s’il le faut afin de retrouver son fils et chercher de quoi assurer la survie de son peuple.

Grâce à De Ambrosis, un magicien très ambigu qui oscille entre aide ou entrave, Léonce parviendra à retrouver son fils. Mais les ours sont-ils faits pour vivre au pays des hommes ?…

UN GRAPHISME ORIGINAL ET ÉCLATANT

Pas moins de 900 décors ont été nécessaires – quasiment un par plan – afin d’illustrer cette incroyable et épique aventure. La scène nocturne du bois des rhizopodes (d’une exquise poésie) a à elle seule nécessité plus de deux ans de travail pour une quarantaine de décors. Les animateurs ont travaillé à la main en 2D avec des tablettes CINTIQ (semblables à des écrans), ce qui leur permettait de voir jaillir les couleurs directement sous leur crayon numérique. Un grand avantage – et qui permet une plus grande précision – par rapport aux tablettes classiques dont le fonctionnement impose un aller et retour de l’œil permanent entre la main et l’écran.
Quelques scènes de foule ont nécessité une animation en 3D (avec toutefois un nappage 2D), comme la représentation de l’armée des petits soldats de plomb, véritables clônes, uniformes, tous semblables où aucun ne semble avoir de conscience, de libre-arbitre ou être en capacité de réfléchir par lui-même ou d’avoir une opinion personnelle.

« Il ne faut pas avoir peur des couleurs ! Les couleurs, c’est la lumière. Il faut toujours découper les images avec une certaine lumière. Il ne faut pas avoir peur d’un rouge, d’un jaune. Les couleurs, c’est l’énergie. Ça nous transmet de l’énergie positive. » L. Mattotti

Ici, elles éclatent et se mêlent à chaque plan, inspirées des primitivistes tels que Gauguin ou Rousseau. La palette de Mattotti pose des touches de vert éclatant, mêle de l’orange dans le rouge, du violet dans le bleu, un peu de jaune dans le violet pour s’accorder avec le rouge, tout cela dans une harmonie et une maîtrise parfaite de la gamme chromatique. Le rouge en particulier, flamboyant, incandescent est le fil conducteur d’un plan à l’autre, dans les montagnes, dans la fourrure des ours, dans la robe d’Almerina, les chapeaux des soldats, dans les feux de camp, dans les cheminées des châteaux. Cette explosion de couleurs vives, associée aux perspectives profondes et aux formes très géométriques (museaux en triangle, arbres effilés vers le ciel, boules de neige géantes, vallées et collines en U) amplifient le dynamisme de l’image et de l’action.

UNE GRANDE LIBERTÉ DANS LA CRÉATION

Ce travail de plus de quatre ans a monopolisé une vingtaine d’animateurs et une dizaine d’illustrateurs pour la conception des décors dans le studio parisien de Prima Linea Productions et une autre de plus de 40 animateurs au Studio 3.0, basé à Angoulême. Une importante équipe réservée aux FX (effets spéciaux) à Angoulême a produit un travail très approfondi, comme pour les mouvements d’onde de la mer lors d’une attaque que nous ne spoilerons pas. Ainsi qu’une attention particulière sur les ombres, un vrai plus indispensable et auquel Lorenzo Mattotti a attaché beaucoup d’importance. Ces ombres omniprésentes, sur et autour des personnages, accentuant encore l’univers intriguant et expressionniste du film.

« Avec le dessin et ses possibilités, il y a toujours quelque chose de mystérieux. Le vrai réalisme ne m’a jamais vraiment intéressé. J’ai toujours aimé le symbolisme dans mon travail. Disons que ma nature est expressionniste, mais avec la culture, je suis devenu beaucoup plus symboliste, métaphysique. De toute façon, beaucoup d’œuvres d’art m’ont influencé. » L. Mattotti

Rompant aux habitudes du métier, les voix des comédiens ont été enregistrées avant de procéder à l’animation. Seuls quelques croquis leur ont été présentées auparavant. La volonté du studio était de laisser ainsi une grande liberté de mouvement aux acteurs afin de leur permettre de jouer avec plus de naturel et avec leurs tripes sans se sentir entravés ou dirigés par l’image. Les prestations de doublage ayant été filmées par la production, ces vidéos ont ensuite été confiées aux animateurs qui se sont inspirées de la gestuelle, des mouvements, mimiques et tics des acteurs. Ils ont ainsi ensuite eu l’heureuse surprise de se reconnaître dans leurs personnages animés.

Nourri de mille influences, toujours surprenant, Mattotti réalise donc une belle performance pour son premier long métrage. Il avait déjà réalisé un chapitre de Peur(s) du noir, film d’animation construit en séquences pour Prima Linea Productions, avec la voix d’Arthur H. René Aubry, le compositeur de la musique originale, sombre et mystérieuse revient ici pour nous proposer une ambiance musicale envoûtante et entraînante qui s’intègre parfaitement à l’animation. Il nous invite dans le monde sonore du cirque, très présent dans ce film et on se laisse emporter avec bonheur dans son tourbillon.

 UNE HISTOIRE DEVENUE TRADITIONNELLE EN ITALIE

Adapté du livre pour enfants, écrit et illustré par Dino Buzzati, paru en 1945 à la libération, ce récit nous parle de la guerre et de la tyrannie, conséquence d’une ambition aveugle. En cela, le palais du Grand-Duc par ses grandes pièces immenses ainsi que le personnage du Grand-Duc lui-même, cruel, stupide, égoïste, pédant et imbu de sa personne et de son apparence n’est pas sans nous rappeler l’univers du Roi et l’oiseau de Paul Grimault (dialogues de Jacques Prévert).
Cette histoire, avec le temps, est devenue un vrai classique en Italie. La sortie du film prévue là-bas pour le 7 novembre est, on s’en doute, très attendue.

« Buzzati m’a influencé dans tout mon travail, en général. Il a fait plusieurs livres, des peintures aussi. C’est l’atmosphère qui m’a beaucoup influencé, la façon de raconter, comme si c’était des légendes, des histoires anciennes. C’est toujours plein de magie, de mystère, avec une atmosphère sombre, parfois. C’est l’atmosphère d’attente, de tension. J’aime sa manière de travailler avec les métaphores, avec les fables, avec la fantaisie et le mystère. » L. Mattotti

Dans une Italie à peine sortie du fascisme, l’auteur nous interroge sur notre rapport aux autres, sur le vivre ensemble et sur notre rapport à nous-mêmes, à notre ego. Il nous questionne sur la question de l’intégrité et de l’honnêteté. Qui sommes-nous ? Qui voulons-nous être ? D’où venons-nous ?
En aspirant à devenir quelqu’un d’autre, ne nous perdons-nous pas nous-mêmes ?

Comme le dit si bien le roi Léonce à son fils qui a grandi parmi les hommes : « Regarde-toi, tu voudrais être un homme, tu n’es même pas un ours. »

Empli d’humour et de magie féérique, parfois effrayant, porteur de sens et de messages philosophiques, la Fameuse invasion des ours en Sicile est un petit bijou graphique d’une grande originalité. Accessible dès 6 ans, il s’adresse autant aux enfants qu’aux adultes. Fable poétique et politique, il dénonce les dérives et les abus qui peuvent être commis lorsqu’on accède au pouvoir avec des intentions égocentriques. Il nous montre aussi qu’une histoire peut avoir des points de vue différents.

« Je ne veux pas tout dire au lecteur, pas tout lui expliquer, mais lui laisser la possibilité d’évoquer et d’enrichir son propre imaginaire, sa propre vision personnelle. J’ai grandi comme ça. Tous les auteurs qui m’ont plu sont ceux qui m’ont laissé rêver et imaginer à ma façon, qui m’ont enrichi par l’imaginaire. » L. Mattotti

La morale de cette histoire est peut-être de ne pas oublier qui nous sommes, ou en tout cas d’essayer de le découvrir. En cela, le récit initiatique de la Fameuse invasion des ours en Sicile ne serait-il pas un peu Le Petit Prince italien ?

Un grand merci à Pierre-Guy Taillan, chez Prima Linea Productions, pour sa disponibilité et les propos recueillis grâce à lui sur la genèse de ce film.

Crédit photos : Prima Linea Productions – Pathé Films – France 3 Cinéma – Indigo Film

Photo portrait de Lorenzo Mattotti ©Litlle Frog Prod-Pathé Films

Note: ★★★★★

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